Je suis plutôt d’accord avec Petitportefeuille sur les risques liés au changement politique en Italie - avec quelques nuances.
1) La dette publique italienne est effectivement systémique pour la zone euro, à mon avis :
- Il est vrai que l’impact international d’un problème sur la dette publique italienne serait un peu atténué par le fait que la part des investisseurs non-résidents dans cette dette (et dans la dette publique des pays de la "périphérie" de la zone euro, de façon générale), a baissé depuis la crise de 2011-2012 (en gros, la part des non-résidents a baissé au profit de celle des banques centrales).
- Mais comme mentionné par Petitportefeuille, le seul effet de la taille de la dette publique italienne fait qu’un problème sur cette dette aurait un impact systémique.
- Je ne connais pas exactement l’amplitude de leurs positions sur la dette publique italienne, mais les banques françaises, notamment celles très actives en Italie (BNP Paribas, Crédit Agricole), sont a priori exposés et vulnérables à des chocs majeurs sur cette dette.
- Beaucoup de titres publics italiens sont utilisés comme collatéral par des banques et autres acteurs italiens dans le cadre de pensions livrées (repos) : cela signifie (1) que les banques prêteuses étrangères contreparties de ces pensions livrées sont potentiellement exposées, et (2) qu’un problème majeur sur la dette publique italienne se transformerait immédiatement en problème de liquidité pour les banques italiennes.
- A mon sens, des grandes banques italiennes comme Unicredit et Intesa Sanpaolo sont clairement systémiques pour la zone euro - c’est-à-dire que d’éventuelles difficultés pour ces banques auraient inévitablement des effets de contagion dans le reste du système bancaire de la zone euro.
2) De façon plus générale, à mon avis, l’Italie a une importance systémique pour la zone euro :
- La crise autour de la dette publique grecque en 2011-2015 posait la question des mécanismes de "coupe-feu" face aux effets de contagion liés aux risques de Grexit. Mais fondamentalement, la zone euro peut évidemment fonctionner sans la Grèce.
- A partir de 2012, la BCE et l’UE ont mis en place des mécanismes de "coupe-feu" efficaces pour prévenir ces effets de contagion : programme Outright Monetary Transactions (OMT) créé par la BCE en 2012, Mécanisme de Stabilité Européen (MSE/ESM), notamment. Grâce à ces mécanismes, une sortie de la Grèce de la zone euro serait à mon sens techniquement possible sans déstabiliser le reste de la zone euro.
- Mais l’Italie représente un risque bien différent, du fait de (1) sa taille, (2) sa profonde intégration économique et financière avec le "coeur" de la zone euro (France / Allemagne), et (3) son statut et rôle historique de membre fondateur de la CEE. A mon sens, les mécanismes de coupe-feu mis en place depuis 2012 seraient insuffisants face à un choc (politique et/ou économique) majeur affectant l’Italie. Il s’agit bien d’un risque systémique pour la zone euro dans son ensemble.
3) La BCE a deux mécanismes différents pour intervenir sur la dette souveraine - mais tous 2 pourraient être difficilement applicables en cas de scénario politique "catastrophe" pour l’Italie :
- Le QE entamé en 2015 n’a pas pour rôle de venir au secours de tel ou tel Etat en difficulté :
(a) il s’agit (comme son nom l’indique) d’un programme quantitatif, visant à augmenter la liquidité du système bancaire d’un montant déterminé par la cible d’inflation de la BCE ;
(b) les montants achetés suivent une répartition rigide par pays (selon la participation des Banques Centrales Nationales au capital de la BCE), ils ne peuvent donc a priori pas être "adaptés" pour se concentrer davantage sur tel ou tel pays ;
(c) la continuation du QE dépend de l’évolution de l’inflation (observée et anticipée) dans la zone euro ; a priori la BCE s’oriente vers une fin du QE d’ici fin 2018 - difficile d’imaginer que la BCE change son calendrier à cause des changements politiques en Italie…
- Le véritable mécanisme de "coupe-feu" en cas de problème sur la dette souveraine d’un pays de la zone euro est le programme OMT (Outright Monetary Transactions) créé par Draghi à l’été 2012. Son annonce avait alors mis fin à l’explosion incontrôlée des primes de risque sur la dette souveraine dans la zone euro (due à des effets de contagion) - sans que la BCE n’ait jamais eu besoin d’effectuer un seul achat ! C’est ce mécanisme (et non le QE) qui serait éventuellement applicable en cas de problème sur la dette publique italienne. Mais pour 2 raisons je pense que son application à l’Italie, dans les circonstances actuelles, serait très difficile :
(a) un aspect clef de l’OMT est sa conditionnalité, c’est-à-dire l’acceptation par le pays bénéficiaire d’un certain nombre de conditions - pour faire simple, un programme de réformes massives et douloureuses défini par la Commission européenne et le FMI. Difficile d’imaginer ce scénario avec le nouveau gouvernement italien…
(b) sous la direction de Draghi, la BCE a dû beaucoup bataillé pour imposer l’OMT à une Bundesbank très hostile. Finalement la BCE a eu gain de cause devant la Cour de Justice de l’UE. Mais, dans la perspective du départ de Draghi et de son possible remplacement comme Président de l’UE par le Président de la Bundesbank Jens Weidmann, je me demande ce que deviendra l’OMT…
La vision allemande (Bundesbank) des interventions de la BCE sur le marché de la dette souveraine est qu’elles ont artificiellement fait baisser les primes de risque des pays méditerranéens, encourageant ainsi l’irresponsabilité budgétaire. Je pense que Weidmann & Co voient ce qui se passe actuellement en Italie comme une confirmation de ce qu’ils ont toujours dénoncé…
4) Face au double risque que représentent une coalition démagogue en Italie et les changements à la tête de la BCE en 2019, des garde-fous existent :
- En Italie, le Président de la République a un rôle d’arbitre en cas de crise et peut dissoudre les Chambres. Un filet de sécurité institutionnel, en quelque sorte. J’espère quand même que les populistes désormais au pouvoir vont peu à peu comprendre les réalités et les limites du pouvoir d’un Etat aussi endetté que l’Italie, au sein de l’UE (nécessité de composer), et vont peu à peu "s’assagir".
- A la BCE, le Président a un rôle crucial, mais il doit évidemment composer avec les autres membres du Conseil des Gouverneurs. Je ne pense pas qu’il y ait de majorité autour d’une ligne pro-Bundesbank, donc Weidmann, s’il veut accéder à la Présidence de la BCE, devra mettre de l’eau dans son Wein. Je me demande même si les nouveaux dirigeants italiens ne vont pas essayer de mettre un veto à sa nomination…
5) En cas de défaut sur la dette publique italienne (un scénario heureusement improbable, hein), les effets probables seraient les suivants :
- Problème de liquidité immédiat pour les banques italiennes (qui ne pourraient plus utiliser ces titres publics comme collatéral) = besoin de liquidité banque centrale (opérations BCE + apport de liquidité d’urgence).
- Sous-capitalisation des banques italiennes, aggravant leur accès à la liquidité et requérant une recapitalisation extérieure.
- En l’absence (probable, dans un tel scénario catastrophe) de recapitalisation des banques italiennes par des investisseurs privés, 3 solutions possibles : (i) recapitalisation par l’Etat italien (faisant encore augmenter sa dette), (ii) bail-in (mise à contribution des déposants), ou (iii) résolution des banques.
- Si l’Etat italien ne peut pas recapitaliser les banques, 2 solutions possibles : (i) programme UE/FMI, avec ou sans bail-in, imposant un programme de réformes massives et douloureuses, ou (ii) sortie de la zone euro (avec paupérisation massive des ménages italiens, la "nouvelle lire" étant très dévaluée par rapport à l’euro afin de redonner à l’Etat italien des marges de manoeuvre).
Donc il va sans dire qu’il vaut mieux éviter ce genre de scénario. J’espère que les zigotos du M5S et de la Ligue du Nord, si ce n’est pas déjà fait, vont comprendre tout ça rapidement.
MisterVix a écrit :
Quelles sont les conséquences pour la BCE d’un défaut sur ses actifs italiens? Elle enregistre ses pertes et "réimprime" le montant des pertes, ou bien celà peut il la déstabiliser?
Pour la BCE, les conséquences directes d’un scénario de défaut de l’Italie (à part devoir gérer à nouveau une pagaille monumentale) sont les suivantes :
- La BCE ne peut a priori pas accepter un haircut volontaire sur la dette d’un Etat de la zone euro. En effet, cela s’apparenterait à du financement monétaire d’un Etat, interdit par l’Article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Donc la BCE ne peut que voter contre (ou s’abstenir) une proposition de haircut.
- Si les titres détenus par la BCE, pour une obligation donnée, dépassent la minorité de blocage pour les CACs (Collective Action Clauses) (en général 1/3), la restructuration de la dette échoue nécessairement en raison du vote négatif ou abstention de la BCE. Il s’ensuit un défaut "désordonné" (encore pire pour les investisseurs exposés). Si la BCE est en dessous de la minorité de blocage, la restructuration, si elle est acceptée par une majorité qualifiée (en général 2/3) des détenteurs d’une obligation, lui est imposée comme à n’importe quel détenteur.
- Si la BCE fait une perte importante (ce serait évidemment le cas avec un défaut italien), elle peut se retrouver sous-capitalisée et doit alors être recapitalisée par ses actionnaires, les Banques Centrales Nationales.
- Les Banques Centrales Nationales peuvent à leur tour se retrouver en insuffisance de capital et devoir demander aux Etats respectifs de les recapitaliser.
- Techniquement, une banque centrale peut indéfiniment fonctionner avec un capital négatif. Cela a été longtemps le cas en Finlande et en République tchèque notamment, sans impact négatif sur la politique monétaire. Une banque centrale ne peut faire jamais défaut dans sa devise nationale puisqu’elle peut toujours imprimer de la monnaie nouvelle. Une banque centrale est la seule entité qui peut fonctionner indéfiniment avec un capital négatif et avec un risque de défaut nul (on pourrait même dire que c’est la définition d’une banque centrale).
6) Perso, je pense / j’espère que la rationalité s’imposera et que les scénarios catastrophes pour l’Italie seront évités. Mais une longue période d’incertitude jusqu’à ce que la rationalité s’impose finalement à tous les niveaux (à Rome et à Francfort) pourrait déstabiliser fortement les marchés. Dans ce scénario, j’aurais tendance à parier sur une période prolongée de volatilité plus forte que ces dernières années (donc une période à comparer avec 2011-2013).