@Fructif : Je suis d’accord pour dire que :
1) Il y a toujours eu de la gestion indicielle. Les ETF en sont l’une des formes modernes, intéressante pour les investisseurs du fait de leur faible coût de gestion.
2) Dans le débat sur les distorsions possibles sur les marchés (Burry, Kolanovic etc.), l’opposition fondamentale n’est pas entre ETF et titres vifs, mais entre stratégies aveugles aux fondamentaux (dont la pure gestion indicielle, via ETF ou autres produits, est l’un des avatars) et stratégies discrétionnaires sensibles aux fondamentaux. On peut utiliser des ETF pour mettre en oeuvre des stratégies sensibles aux fondamentaux (par exemple des convictions sectorielles, comme vous le notez), et on peut utiliser des titres vifs pour mettre en oeuvre des stratégies quasi indicielles (c’est ce que fait par exemple la Banque Nationale de Suisse, uniquement en titres vifs).
Ce que dit Kolanovic (JPMorgan), c’est que les stratégies aveugles aux fondamentaux dominent largement, en termes de flux, les stratégies sensibles aux fondamentaux (60% vs. 10% des volumes).
Sans avoir accès à ces données de flux (issues, j’imagine, des transactions réalisées pour ses clients par JPMorgan, banque représentative du marché s’il en est), mon impression est en effet qu’il y a une montée en puissance continue des stratégies aveugles aux fondamentaux sous différentes formes :
a) la gestion indicielle (ou quasi indicielle) est en pleine progression, sous forme d’ETF ou d’autres fonds (BlackRock, Vanguard etc.). Je suis d’accord pour dire que (i) la montée en puissance des ETF ou autres fonds indiciels se fait en partie par cannibalisation de la pseudo gestion active (closet indexing) et (ii) certains ETF correspondent à de la gestion discrétionnaire et non indicielle. Mais malgré ces 2 effets, la montée en puissance de la gestion indicielle me semble incontestable (Vanguard l’estime à 15% des stocks mondiaux d’actions et 5% des flux).
b) les stratégies momentum, mises en oeuvre par des algorithmes ou par des humains, semblent populaires.
c) le trading haute fréquence (HFT) est au moins en (large) partie insensible aux fondamentaux. Kolanovic regroupe ces flux avec ceux de la gestion indicielle pour dire que 60% des flux sont aveugles aux fondamentaux. Cela dit, comme pour les ETF, le HFT n’est qu’une modalité technique pour mettre en oeuvre des stratégies sensibles aux fondamentaux (arbitrage) ou pas (market-making, momentum).
d) la banque centrale, quand elle intervient sur les marchés actions pour faire du QE, est aveugle aux fondamentaux et aux prix, puisqu’elle a un objectif strictement quantitatif (= acheter X milliards par mois). Jusqu’ici, seule la BoJ intervient directement sur les marchés actions, mais on peut se demander si le QE de la Fed et de la BCE, par effets d’évictions sur le marché obligataire (où elles sont intervenues pour leurs QE) n’ont pas eu aussi un effet sur la sensibilité des marchés actions aux fondamentaux.
e) les participants de marché "irrationnels", qui achètent parce que "ça monte", sans regarder les fondamentaux, pratiquent une forme extrême de momentum. Ce sont eux qui prennent la main lorsque des bulles se forment. Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une bulle sur les marchés actions. En revanche, je pense que (i) le "QI moyen" des participants de marché est en baisse constante, du fait qu’une proportion croissante n’a jamais connu de krach ou de correction majeure, et (ii) la configuration actuelle (très long bull market) est propice à l’apparition de bulles, comme en atteste la formation de "micro-bulles" comme celle des cryptos en 2017 (il suffit de lire cette file, notamment aux grandes heures de fin 2017, quand les esprits les plus rationnels capitulaient et se résignaient à acheter "parce que ça monte").
f) les rachats d’actions par les entreprises cotées peuvent aussi être peu sensibles au cours et aux fondamentaux, s’il s’agit d’un engagement vis-à-vis des actionnaires (et s’ils peuvent être financés à très bas coûts par endettement, comme c’est parfois le cas aujourd’hui).
Je pense que la combinaison de tous ces effets (allant, donc, bien au-delà des ETF et même de la gestion indicielle) est potentiellement dangereuse, car elle amoindrit la sensibilité du marché aux fondamentaux. C’est comme cela que je comprends les avertissements de Burry et Kolanovic.
La qualité du signal de prix sur le marché (le mécanisme de price discovery), "l’intelligence collective" du marché, dépendent de la libre confrontation des perceptions des participants de marché sur les fondamentaux (macros et micros). A partir du moment où une proportion croissante d’entre eux ne fait plus ce travail, la qualité du signal de prix doit se dégrader.
Le contre-argument classique est qu’il y aura toujours une proportion d’arbitragistes sensibles aux fondamentaux, qui interviendront pour tirer avantage des déviations causées par les investisseurs aveugles aux fondamentaux.
Mais cela n’est possible que si cette activité d’arbitrage est profitable ! Si les flux des arbitragistes fondamentaux deviennent trop petits en proportion des flux constamment acheteurs des investisseurs aveugles, les arbitragistes s’arrêtent simplement de travailler, car même s’ils ont "raison" sur les fondamentaux, ils peuvent subir des déclenchements de stop-loss sur leurs positions contrariantes. C’est ainsi que se forment les bulles - par la capitulation des arbitragistes fondamentaux face au déferlement de flux sinon irrationnels, du moins aveugles aux fondamentaux. C’est d’ailleurs ce qu’a bien connu Burry sur sa position short sur les CDO en 2006 (cf. The Big Short, où on le voit faire face aux demandes de retraits de ses investisseurs, effrayés par ses pertes latentes).
Si le marché est une voting machine (Graham - au moins sur le court terme), alors la gestion aveugle aux fondamentaux, dont la pure gestion indicielle est l’un des avatars, est une forme d’abstention (ou de vote automatique pour le futur gagnant, ce qui est sensiblement la même chose). L’abstention détraque la démocratie comme elle peut détraquer la price discovery sur un marché - dans les 2 cas bien avant d’atteindre 90%… Il est juste irrationnel de décréter qu’on ne doit s’inquiéter qu’à partir de 90% de participants de marché aveugles aux fondamentaux.
Quant à ma gestion personnelle, mon but perso, avec mes quelques milliers € investis chaque mois, n’est pas vraiment d’oeuvrer à la qualité du signal prix des marchés actions mondiaux, mais plus prosaïquement de gagner de l’argent, quelle que soit la stratégie. Si je dois adopter la pure gestion indicielle pour cela, je le ferai, "égoïstement". Pour le moment, ma gestion (essentiellement en titres vifs) se rapproche d’une gestion quasi-indicielle smart beta (ou gros beta, je ne suis pas sûr…), et c’est clairement une gestion à faible conviction (extrême diversification). Cela dit, je fais quand même un petit travail fondamental (screening), donc ma contribution à la qualité de la price discovery sur les marchés n’est pas totalement nulle. Mais bien inférieure, je le reconnais, à celle d’un bon investisseur value avec un portefeuille concentré de même taille.
Dernière modification par Scipion8 (11/09/2019 22h03)