Reitner a écrit :
J’ai une question, selon vous, pourquoi Eddie Lampert ne déclarte-t-il pas banqueroute ? Pas besoin de s’embêter à laisser des miettes aux minoritaires comme cela, non ? Bref, qu’en pensez-vous ?
D’abord un avertissement : Sears n’est pas du tout le genre d’entreprise qui m’intéresse pour mes investissements boursiers (même il y a quelques années quand sa situation n’était pas aussi dramatique), donc je suis son évolution de loin, et je ne prétends pas bien connaître le dossier, particulièrement compliqué. Par mon travail, j’ai l’habitude des problèmes de liquidité des banques, et des prêts en dernier ressort (je conseille des banques centrales notamment sur la mise en oeuvre de solutions de prêt en dernier ressort : Emergency Liquidity Assistance, ELA = apport de liquidité d’urgence). Sears traverse de gros problèmes de liquidité, qui présentent des similarités avec les situations, qui me sont familières, de banques en difficulté de liquidité.
Depuis quelque temps, Sears ne survit que grâce à des prêts collatéralisés (à taux élevés) par Eddie Lampert ou ses fonds. On peut considérer qu’en dehors de ces prêts par son CEO et actionnaire, Sears a perdu accès au marché : ces prêts peuvent donc être considérés comme des prêts en dernier ressort.
Quand une banque centrale met en oeuvre sa fonction de prêteur en dernier ressort (et si elle le fait de façon intelligente, suivant les bonnes pratiques qu’on essaie de diffuser dans le monde), elle doit se retrouver, du point de vue financier, dans un pari du type "pile, je gagne ; face, t*u perds". Une banque centrale fournissant de la liquidité d’urgence à une banque en difficulté doit se prémunir contre des pertes dans les 2 principaux scénarios :
- si l’apport de liquidité d’urgence aide à sauver la banque, cela doit être une opération lucrative pour la banque centrale : les taux appliqués à l’ELA sont beaucoup plus élevés que ceux d’opérations normales de politique monétaire ;
- si la banque ne peut être sauvée, la banque centrale doit pouvoir éviter toute perte (et même faire un profit) si elle a pris suffisamment d’actifs de la banque en garantie (notamment tous les actifs de bonne qualité) et si elle leur a appliqué des décotes très conservatrices. Evidemment, quand la banque centrale capte tous les actifs de bonne qualité comme collatéral, la valeur liquidative des créances non garanties et des actions chute de façon brutale (quasiment à zéro, en général) - ce qui explique la grande discrétion des banques centrales quand elles doivent fournir de l’ELA : la banque centrale maintient généralement une stricte confidentialité sur le fait qu’elle fournit de l’ELA à une banque, sur le montant de l’ELA, et a fortiori sur le collatéral qu’on a obligé la banque à fournir, et sur les décotes imposées.
A ma connaissance les banques centrales de la zone euro ont évité toutes pertes sur leurs opérations d’ELA pendant la crise, grâce à l’application de ces bonnes pratiques.
J’ai tendance à penser que Lampert applique les mêmes principes lorsqu’il accorde des prêts collatéralisés à Sears - à la limite, il est possible qu’il ait calibré le collatéral et les décotes de façon à être dans une situation de quasi indifférence :
- Scénario 1: si Sears se rétablit, évidemment il gagnera beaucoup par les actions qu’il détient ;
- Scénario 2: si Sears fait faillite, il pourra bénéficier avant tous les autres créanciers (et a fortiori les actionnaires) de la liquidation des actifs de bonne qualité de Sears, s’il s’est débrouillé pour les avoir comme collatéral de ses prêts en dernier ressort : évidemment, être des 2 côtés de la transaction doit bien aider pour cela (pour une banque centrale fournissant de l’ELA, c’est un peu différent, on ne laisse pas le choix à la banque, on lui fait immédiatement signer un document qui l’oblige légalement à se plier à toutes les demandes de la banque centrale, notamment sur les actifs devant être mobilisés comme collatéral).
Le secret entretenu sur le collatéral mobilisé et les décotes appliquées, la conversion proposée des obligations garanties (libérant des actifs sans doute de bonne qualité), me font penser que Lampert a mis en place une stratégie de "captation" des actifs de bonne qualité de Sears (à l’image de ce que je recommande aux banques centrales de faire pour l’ELA, pour sauvegarder les deniers publics), d’"extraction" de la valeur.
Outre le collatéral, l’extraction de la valeur de Sears par Lampert - de façon totalement opaque - se fait aussi par les taux très élevés de ses prêts à Sears, et peut-être aussi par sa rémunération comme CEO (mais si j’ai bien compris, il se fait rémunérer en actions, donc ce dernier point est plus incertain).
2 raisons plausibles pour lesquelles Lampert ne précipite pas la banqueroute (pour en venir précisément à votre question, Reitner) :
1) peut-être considère-t-il que le Scénario 1 (le rétablissement de Sears) n’a pas une probabilité assez faible pour déclarer immédiatement la faillite : pourquoi se priver de cet upside potentiel ?
2) plus le temps passe, plus Lampert doit pouvoir extraire de la valeur de Sears (diminuant ainsi la valeur liquidative des autres créditeurs et actionnaires) ; il est possible que la conversion des obligations garanties et non garanties en actions soit un élément de cette stratégie d’extraction de la valeur. Donc il est sans doute profitable pour Lampert de repousser la matérialisation du Scénario 2.
Evidemment, je peux me tromper, mais il y a quand même beaucoup d’éléments troublants laissant penser que les minoritaires ne sont pas dans une situation avantageuse (euphémisme). D’ailleurs je m’étonne que la SEC n’impose pas à Sears une plus grande transparence sur ses actifs mobilisés comme collatéral - une information clairement critique pour tout actionnaire et créditeur de Sears.
Lionel a écrit :
j’ai l’impression que la question 2 n’est plus aussi critique si la transformation (question 1) réussie, étant donné les profits qui en résulteraient vs le niveau de capitalisation actuel (les ratios des entreprises digitales sont très élevés).
Quand on applique des multiples de valorisation (PER, VE/EBITDA etc.), on applique en fait de façon indirecte la méthode des DCF (Discounted Cash-Flows). Cette méthode de valorisation fondamentale suppose un horizon long (voire infini), sur lequel on estime la capacité d’une entreprise à générer des profits ou des dividendes.
Dans des pays à faible taux d’intérêt (comme les USA ou l’Europe, particulièrement en ce moment), la "valeur terminale" de la valorisation DCF (la part de la valeur de l’entreprise qui repose sur des projections à long terme) est particulièrement importante.
C’est pourquoi il est inapproprié, à mon avis, d’utiliser des multiples de valorisation classiques pour évaluer Sears - une entreprise qui fait face à une situation de liquidité désespérée critique et qui, par conséquent, présente un risque de faillite à court terme très élevé.
A la limite, on pourrait théoriquement appliquer des multiples de valorisation sectoriels à Sears, et réduire la valeur théorique ainsi établie par une "décote d’illiquidité" (50% ? 60% ? plus ?). Mais ce n’est sans doute pas une très bonne idée.
A mon sens, la seule façon sérieuse d’évaluer Sears dans les circonstances actuelles est une approche d’évaluation de la valeur de liquidation des actifs disponibles (c’est-à-dire non mobilisés comme collatéral dans des obligations garanties ou dans les prêts collatéralisés octroyés par Lampert). Malheureusement l’information nécessaire pour ce faire (l’identité et la valorisation "fidèle" des actifs mobilisés ou au contraire disponibles) n’est pas disponible publiquement, à ma connaissance. (En revanche, Lampert, lui, peut effectuer cette évaluation de Sears, car il a toute l’info.)
Comme mentionné par IH, toute tentative de valorisation est rendue encore plus difficile par la structure complexe du groupe.
Plus fondamentalement, quand on évalue une entreprise, il faut à mon sens bien distinguer 3 choses (c’est une distinction classique pour les banques, mais je pense qu’il est bon d’y réfléchir aussi pour des entreprises industrielles) :
1) la solvabilité: le capital est-il suffisant pour absorber les pertes sur les actifs ? Si ce n’est pas le cas, un recours à des augmentations de capital est probable, diluant les actionnaires existants ;
2) la liquidité : l’entreprise a-t-elle le cash et/ou les actifs liquides nécessaires pour faire face à ses obligations de paiement ?
3) la profitabilité : l’entreprise génère-t-elle structurellement des bénéfices ?
Il faut bien comprendre qu’une banque (ou autre entreprise), même solvable, même profitable, peut parfaitement périr d’un problème de liquidité. Un exemple théorique simple : une banque bien capitalisée (capital = 10M€), profitable, détenant pour seuls actifs des biens immobiliers d’excellente qualité, mais très illiquides, d’une valeur de 100M€, qu’elle finance par des dépôts de 90M€, peut périr immédiatement d’un simple retrait de dépôts de 1M€, car elle n’a pas le cash ou les actifs liquides pour y faire face.
(Evidemment, je simplifie et je caricature : dans la pratique, une banque solvable et profitable doit a priori avoir accès au marché pour se financer, donc être liquide. Donc les 3 dimensions ne sont pas décorrélées, même si cela peut arriver notamment en périodes de crise sur les marchés.)
Aujourd’hui, le risque essentiel pour Sears est un risque de liquidité : c’est le risque de la "mort subite". Quand on parle de "transformation", on parle d’un processus d’amélioration graduelle de la profitabilité et de la qualité des actifs (donc de la solvabilité) - mais même si cela réussit (ce qui est incertain), cela ne protège pas Sears des risques à court terme sur sa liquidité.