Quelques commentaires en réponse aux dernières interventions de Nik66, Juillet, Zeboulon, Stokes, Niceday et Neo45 - certains points s’éloignent du sujet de la file et traduisent évidemment mes perceptions et opinions politiques (mais ces digressions sont dans l’ADN de cette file depuis son origine…) :
1) L’Europe est une famille. Dans une famille, on se jalouse, on se dispute, on s’engueule, on fait des drames - mais (en général) on ne s’entretue pas. L’Europe est une famille où les parents (la France et l’Allemagne) prennent la plupart des décisions. Pour les grandes décisions, on consulte quand même les 2 aînés, presque adultes (l’Italie et l’Espagne). Mais les enfants en bas âge (les autres) n’ont généralement pas voix au chapitre - sauf bien sûr pour la forme et pour la photo de famille à Bruxelles où tout le monde sourit. Comme disait Chirac à propos des pays d’Europe de l’Est, "ils n’ont qu’à se taire".
Que fait un enfant qu’on refuse d’écouter, qui se sent ignoré, méprisé, exclu des décisions familiales ? Il élève la voix, il pique une crise, il se roule par terre, il fait un drame - pour qu’au moins on reconnaisse qu’il existe. Le vote populiste est une démarche rationnelle des peuples pour être entendus - et non l’expression irrationnelle des "esprits animaux".
Le meilleur exemple est Tsipras en Grèce : son élection a traduit le mécontentement du peuple grec face à l’austérité imposée par l’UE. Arrivé au pouvoir, Tsipras a menacé, a fait son drame (le référendum)… Mais voulait-il sortir de la zone euro, couper les ponts avec l’Europe ? Evidemment non, c’eût été désastreux pour son pays ! L’élection de Tsipras a simplement donné aux Grecs une meilleure position de négociation avec l’UE et le FMI.
Voir les Tsipras, Salvini, Orban, Erdogan et autres Poutine comme des fous dangereux c’est à mon avis faire un contre-sens complet. Leur accession au pouvoir reflète juste la volonté de leurs peuples d’être entendus, reconnus, respectés - dans un contexte où d’autres, les puissants (les USA au niveau mondial, la France et l’Allemagne au niveau européen), prennent toutes les décisions en toute bonne conscience. Il n’y a pas de bellicisme chez ces peuples - seulement de une fierté bafouée et un désir d’être respectés.
Bien sûr, parfois, les populistes peuvent aggraver la situation en isolant leur pays - mais il y a de puissantes forces de rappel économiques et politiques vers la rationalité et le dialogue, comme les dirigeants du Venezuela et de la Turquie sont en train de l’apprendre à leurs dépens.
2) L’Europe est un mécanisme de solidarité et de co-responsabilité, ce n’est pas une Nation. Et ce n’est pas grave. Depuis le début, les principes ont été posés : "L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait" (Jean Monnet). L’euro est une de ces réalisations concrètes. Il faut arrêter de penser que l’Europe ne peut exister que comme une nouvelle nation, avec un peuple européen, un sentiment européen. L’organe le plus important de l’Europe ce n’est pas le coeur, c’est l’estomac (bon, aussi le cerveau, espérons-le). J’ai travaillé 10 ans en institution européenne, ma compagne est lituanienne, mes enfants auront la double nationalité… et je me sens français et uniquement français. J’aime l’Europe, sa diversité, mais ce n’est pas mon pays, ma nation. Au-delà de mon cas personnel, il n’y a pas dans la population de grand sentiment européen. Et ce n’est pas grave !
La responsabilité de l’UE c’est juste (i) d’être un outil au service de la population, et (ii) d’être dirigée démocratiquement, et dans le respect de tous les peuples. Pour l’instant ces conditions (i) et (ii) ne sont que très imparfaitement respectées. Cela suscite des mécontentements légitimes. Cela a contribué largement au Brexit. Perso, je crois qu’il est positif d’avoir des dirigeants nationaux plus à l’écoute des peuples (y compris des horribles "populistes") : c’est comme ça que l’Europe évoluera dans la bonne direction - parce que les technocrates arrogants et sourds aux demandes des peuples ont depuis longtemps démontré leur incompétence et sont responsables du désamour actuel pour l’Europe.
3) Les politiques économiques nationales sont très contraintes, d’autant plus pour les Etats fortement endettés. Je sais que le dire ne fait pas vendre du papier, mais c’est la réalité : aujourd’hui, un dirigeant de la France ou de l’Italie, c’est d’abord le gestionnaire en chef des erreurs du passé. Sa marge de manoeuvre est très contrainte - par l’UE, mais fondamentalement par les marchés et la contrainte budgétaire. Donc populiste ou non, extrémiste ou non, un dirigeant national doit ajuster ses désirs aux réalités économiques. Cela a bien été le cas pour Tsipras (qui a continué l’austérité), c’est ce que Salvini est en train de comprendre, et c’est aussi ce qu’apprendraient Mme Le Pen ou M. Mélenchon s’ils arrivaient au pouvoir.
4) On a parfois tendance à systématiquement assimiler l’accession possible au pouvoir d’un adversaire politique à un cataclysme. C’est un énorme biais psychologique, qui nuit à l’analyse (bien sûr, pour d’autres c’est juste un argument tactique pour décrédibiliser l’opposant comme "fasciste", "extrémiste" ou "populiste"). On nous a prédit l’apocalypse avec l’arrivée au pouvoir de Trump - on attend encore (taux de chômage US au plus bas, négociation vers la paix avec la Corée du Nord). Idem dans le passé avec Berlusconi, ou aujourd’hui avec Orban, Salvini, Bolsonaro, etc. Je ne crois pas aux scénarios catastrophes, parce qu’ils sont économiquement irrationnels. En démocratie, il faut se faire à l’idée que d’autres que soi - donc des gens avec des idées différentes - puissent accéder au pouvoir. C’est normal, c’est sain, et c’est bien. Si ce sont toujours les mêmes qui occupent le pouvoir (en toute bonne conscience, évidemment), alors la montée de la colère dans le peuple est inévitable. En France comme en Europe, on doit apprendre à être de meilleurs démocrates et plus respectueux des différences d’opinions. Et oui, on doit parfois céder le pouvoir à ses adversaires ; et ça se passera bien, comme cela a été le cas par le passé.
C’est parce que je crois en l’efficacité de la démocratie et en la sagesse des peuples (leur rationalité économique, leur rejet de la guerre) que je suis fondamentalement optimiste, même si la vie politique n’est pas et ne sera jamais un long fleuve tranquille. Je pense que le vieillissement et l’embourgeoisement (relatif) de nos sociétés est un facteur de stabilité politique. En revanche, je rejoins Zeboulon sur les risques politiques d’une trop grande disparité économique dans la société.
5) Prédire l’apocalypse est une activité économique (rentable). On ne vend pas de papier en disant que la zone euro est solide, que l’UE, malgré ses insuffisances, devrait pouvoir s’améliorer petit à petit, et que les responsables politiques nationaux, même "populistes", ont très peu de marge de manoeuvre. Si vous voulez vendre des livres, un blog, un investissement miraculeux (l’or, le bitcoin…), annoncez le désastre, criez à l’apocalypse… Beaucoup gagnent leur vie comme cela. Les économistes qui tombent dans ce biais mercantile méritent le mépris. Un économiste digne de ce nom est un économiste de terrain, qui travaille aux solutions (et il y a beaucoup de boulot). Si on n’est qu’un commentateur, c’est qu’en général on n’est pas un très bon économiste.
Comme investisseur, j’essaie de faire abstraction de ce "bruit" constamment fait par les professionnels de l’apocalypse. Suivre leurs conseils me semble très coûteux sur la durée. J’essaie d’identifier les risques et les scénarios possibles de façon rationnelle (ce qui est bien sûr compliqué).
6) Une banque centrale a par définition une puissance de feu illimitée (en devise nationale) et une capacité à fonctionner indéfiniment en capital négatif. Don’t fight the Fed. Ni la BCE. Aux USA, la Fed a ancré solidement, parmi les participants de marché, la conviction qu’il ne faut pas essayer d’aller à contre-courant de la Fed. Cela contribue à la stabilité du système, et à l’optimisme fondamental des investisseurs US (même s’il y aura bien sûr toujours des crises, qui ont une fonction utile d’assainissement). Je pense que la BCE a fait un grand pas vers une telle crédibilité avec sa réponse à la dernière crise (le discours "whatever it takes" de Draghi en juillet 2012 etc.). Il faut comprendre que la BCE n’a utilisé qu’une petite partie de sa puissance de feu lors de la dernière crise, hein. En revanche, la BCE a besoin d’un contexte politique où elle peut travailler (donc des responsables politiques coopératifs et rationnels). C’est pour cela que je dis que le principal risque pour la zone euro est un risque politique (même si je ne crois pas à un scénario catastrophe au niveau politique, comme expliqué ci-dessus).
7) Les PER européens peuvent encore baisser, mais une baisse importante me semble nécessiter des signes concordants d’un retournement économique. Comme dit par Stokes, le principal facteur pour la correction actuelle semble être la hausse des taux US - donc des anticipations de hausses de taux par la Fed (car effectivement le chômage US est au plus bas). Pour moi, c’est une "bonne" baisse, puisque due au fait que l’économie US va "trop bien". C’est pour cela que j’ai tendance à voir cette correction comme une opportunité d’achat. Pour l’instant, il me semble difficile sur la base des indicateurs macros de prédire une récession à court terme. Mais c’est vrai qu’en Europe le risque politique n’est pas à négliger (même si je reste fondamentalement optimiste).
Surtout, la baisse des cycliques interroge : le marché anticipe-t-il un retournement du cycle à court terme ? C’est un peu contradictoire avec l’idée que l’économie US est en surchauffe et que la Fed va donc nettement augmenter les taux. Dans le doute, je reste à l’écart des secteurs cycliques.
8) Outre l’effet "stock" du QE, l’abondance de cash devrait amortir l’ampleur de la correction. D’accord avec Neo45 sur ce point. Il y a vraiment beaucoup de cash prêt à être investi (c’est d’ailleurs une des conséquences du QE). En témoigne par exemple les multiples de valorisation très élevés sur le capital-risque. C’est pour cela que même cas de retournement économique, je m’attendrais à ce que l’ampleur de la correction boursière ne soit pas aussi violente qu’en 2007-2008, par exemple.
9) Le financement monétaire des Etats par la BCE est interdit - pas les achats d’obligations souveraines sur le marché secondaire. L’Article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’UE interdit le financement monétaire des Etats par les banques centrales de l’Eurosystème, par exemple :
- des avances directes aux Etats
- des achats d’obligations souveraines sur le marché primaire (à l’émission)
- des achats d’obligations souveraines sur le marché secondaire hors prix de marché
- des achats illimités d’obligations souveraines
Quand elle a défini les paramètres de ses programmes d’achats d’obligations souveraines (QE = APP = asset purchase programme en 2015, OMT = Outright Monetary Transactions en 2012, SMP = Securities Markets Programme en 2011), la BCE a pris bien soin de respecter ces critères. L’Eurosystème n’achète des obligations souveraines que sur le marché secondaire, à des prix et conditions de marché, selon des pratiques de marché, et avec des limites pré-définies.
Dans le cadre de l’OMT (le programme de stabilisation du marché obligataire en cas de dysfonctionnement, qui n’a jamais été activé), les interventions de la BCE sont par ailleurs conditionnées au respect de certains engagements par les Etats concernés.
Il ne s’agit donc pas de financement monétaire, ce qui a été confirmé par la Cour de Justice de l’UE.
Une banque centrale d’un pays développé qui n’aurait pas la possibilité de faire des achats d’obligations souveraines serait entièrement impuissante face au risque déflationniste et aux dysfonctionnements de marché affectant la transmission de la politique monétaire. Le QE est maintenant un outil standard pour toutes les banques centrales modernes. Ne pas avoir cet outil handicaperait énormément un pays / une union monétaire dans la compétition économique internationale.
La banque centrale a pour mission fondamentale le maintien de la stabilité des prix. Le choix des armes pour y parvenir est sa responsabilité - dans les limites de ses Statuts. Aujourd’hui, on peut être tous contents d’avoir une monnaie stable et solide, qui permet à tous de faire des projets sans se préoccuper du risque inflationniste. C’est un privilège et, historiquement, une exception. C’est aussi pour cela que je suis optimiste à long-terme sur l’activité économique : les banques centrales à travers le monde sont de plus en plus professionnelles et efficaces (c’est mon job actuel de les y aider, dans les pays émergents).
Désolé pour le nouveau pavé, je voulais réagir aux différents commentaires dans la file.