La mission d’une banque centrale est de faire naviguer un gros bateau entre 2 écueils qui pourraient le couler : un iceberg et une île avec un volcan actif. L’iceberg est la déflation, le volcan actif est l’hyper-inflation, le gros bateau est l’économie et il ressemble davantage à une galère avec des millions de rameurs qu’à un paquebot qu’on peut guider par une barre. C’est la psychologie collective des rameurs qui détermine où vogue la galère. C’est donc cela que la banque centrale essaie d’influencer afin d’éviter les 2 écueils.
Il faut choisir son angoisse : on ne peut craindre à la fois d’être trop proche de l’iceberg (la déflation) et du volcan (l’hyper-inflation). Les commentaires catastrophistes mélangent souvent allègrement ces 2 scénarios catastrophes, sans aucune rigueur. On ne peut craindre à la fois d’avoir trop froid et trop chaud, il faut choisir son scénario catastrophe.
En simplifiant :
1) L’hyper-inflation, dans les circonstances actuelles, serait le produit de banques centrales qui "en auraient trop fait" : elles auraient maintenu trop longtemps des taux d’intérêt ultra-bas, elles auraient joué les apprentis sorciers en faisant trop de QE. Malgré leur indépendance, elles seraient sous l’influence des Etats, qui auraient tout intérêt à maintenir longtemps des taux très bas pour rendre la dette publique soutenable. Le résultat de cette fiscal dominance (la domination des Etats sur les banques centrales) serait une injection toujours plus importante de liquidité par les banques centrales, conduisant à de l’inflation, une érosion du pouvoir d’achat des épargnants, une dépréciation de la monnaie. Ce scénario catastrophe est celui des gold bugs et autres critiques des devises fiat, pour lesquels la seule façon d’échapper à l’appauvrissement serait d’acheter de l’or ou autres alternatives supposément déconnectées du système monétaire (Bitcoin, par exemple).
2) La déflation, dans les circonstances actuelles, serait le produit de banques centrales qui "n’en auraient pas fait assez" et/ou d’un QE insuffant face au développement d’une mentalité collective déflationniste. Cela a été le cas au Japon, où la mise en place de taux zéro et du QE par la BoJ à la fin des années 1990 a été trop timide et tardive pour mettre fin à une psychologie toujours plus déflationniste. C’est cela le gros risque avec la déflation : une fois que la population pense que les prix vont toujours baisser, ces anticipations s’ancrent toujours plus et deviennent auto-réalisatrices, car les agents économiques repoussent à plus tard leur consommation et leur investissement. Dans ce contexte de "piège à liquidité", le QE et les taux ultra-bas peuvent avoir une efficacité limitée, alors que leurs effets secondaires néfastes, eux, sont bien réels - notamment sur le fonctionnement des marchés, la discipline de marché pour l’Etat, et la "zombification" de l’économie (puisque même les entreprises les moins performantes arrivent, dans ce contexte, à se refinancer et à survivre). Dans ce scénario déflationniste, défavorable pour la croissance et la compétitivité du pays, il n’y a pas d’appauvrissement réel (en termes de pouvoir d’achat) généralisé des épargnants : au contraire, les ménages riches peuvent s’acheter davantage de choses avec leur épargne accumulée. En revanche, l’absence d’inflation est défavorable aux ménages lourdement endettés. Ce scénario est celui d’une "nipponisation" de l’économie mondiale (au moins de l’Europe, voire des USA).
Actuellement, est-on plus proche du premier scénario catastrophe, ou du second ? On ne peut pas dire les 2, et tout mélanger, comme le font allègrement les commentateurs catastrophistes du type Delamarche…
Pour moi la réponse est claire :
1) Il n’y absolument aucun signe, ni de près ni de loin, d’un risque inflationniste en Europe : l’inflation est très faible, les anticipations d’inflation à moyen/long terme le sont encore plus. C’est le démenti le plus formel aux thèses des gagas de l’or ou du Bitcoin : ils crient à qui veut l’entendre que les devises fiat ne valent plus rien, mais toutes les données disent exactement le contraire : il n’y a pas d’inflation. (Et par ailleurs, quand bien même il y en aurait un jour, les banques centrales ont tout l’arsenal pour y répondre.)
2) Il y a bien un risque déflationniste en Europe, voire aux USA : malgré tous ses efforts (taux négatifs, QE), la BCE peine à faire revenir les anticipations d’inflation autour de sa cible (une inflation annuelle inférieure à, mais proche de, 2%). Clairement c’est la réalisation de ce risque qui conduit Draghi et Powell à envisager des mesures accommodantes, comme des baisses de taux ou une reprise du QE. Ces mesures ont des effets secondaires néfastes, et les banques centrales en sont bien conscientes. Tout le défi sera d’empêcher la déflation tout en évitant une nipponisation / zombification de l’économie.
Donc à mon sens, on peut difficilement dire que la BCE/la Fed "en ont trop fait". Au contraire, à mon avis, la question est de savoir si elles en ont fait assez et/ou si l’arsenal qu’elles utilisent est optimal. On doit reconnaître que les banques centrales ont beaucoup plus d’expérience pour lutter contre l’inflation que contre la déflation.
Perso, je pense que :
a) Les causes de la menace déflationniste sont structurelles, et vont continuer à peser ces prochaines décennies. Et ce sont des causes "heureuses" ! Les gens vivent plus longtemps (vieillissement démographique), ils consomment de plus en plus des biens importés de pays à faibles coûts de production (mondialisation), et de plus en plus depuis le confort de leur logement, des biens et services dont les coûts baissent grâce aux effets d’échelle, aux nouvelles technologies et à la compétition (digitalisation). Tous ces développements sont favorables au pouvoir d’achat, au bonheur des épargnants et des consommateurs, et à la paix dans le monde (le "doux commerce" de Montesquieu). Mais d’un point de vue monétaire, ces développements heureux créent un environnement déflationniste, pas facile à maîtriser pour les banques centrales.
b) Dans un environnement durable de taux ultra-bas et de QE ad repetitum, l’épargnant est conduit à prendre davantage de risques. Il faut le faire de façon maîtrisée et diversifiée. Il est clair pour moi que les obligations souveraines, les fonds €, les dépôts bancaires et livrets divers, ne vont pas offrir de rendements attractifs pour un bon moment - peut-être pour toute ma vie. Donc dans mon allocation de patrimoine, j’y consacre une part mesurée (en gros, selon mes besoins de liquidité de précaution et de diversification par rapport aux actifs risqués). Les marchés actions offrent la possibilité de moduler sa prise de risque (je suis partisan d’une très grande diversification) et constitueront le coeur de mon patrimoine dans cet environnement. Je cible aussi des marchés boursiers étrangers (USA mais aussi émergents) avec a priori un moindre risque déflationniste qu’en Europe, et à terme j’envisage des diversifications en private equity et en high yield. A mon sens il y a bien des solutions pour l’épargnant face à un environnement déflationniste, même si elles supposent un effort d’internationalisation et de diversification du patrimoine.
PS : La MMT n’est pas prise au sérieux parmi les banquiers centraux. Cela dit, il y a toujours un risque que des démagogues avec des idées fumeuses gagnent des élections. Mais en démocratie il y a des protections constitutionnelles à leurs actions, et par ailleurs le retour aux réalités économiques est en général rapide et douloureux (France en 1981-1982, Venezuela etc.).
PS2 : La "disparition du cash" est un sujet structurel qui n’a rien à voir avec la discussion sur l’inflation / la déflation. Dans certains pays occidentaux (Suède), la circulation fiduciaire a commencé à fortement baisser, les consommateurs et les commerces privilégiant des modes de paiement électroniques. C’est un défi technique pour les banques centrales. Une des solutions (testée notamment par la Riksbank) est la création de "monnaies digitales de banque centrale" (CBDC, central bank digital currencies, "cryptos de banques centrales") : chaque citoyen pourrait ainsi avoir un compte anonymisé à la banque centrale. Cela pourrait permettre à terme à la banque centrale de mettre en place des mesures de politique monétaire (anti-déflation, notamment) sans passer par les banques, comme l’helicopter money. Mais cela remettrait en cause le rôle des banques dans l’économie. Jusqu’à présent la BCE est restée très timide sur le sujet, mais je m’attends à un changement d’orientation avec Lagarde, car le FMI, sous son égide, est très actif sur le sujet des CBDC. Evidemment ces CBDC n’ont rien à voir avec le Bitcoin et autres cryptos privées anarchiques ; il s’agirait d’euros digitaux.