Perso, je tire un bilan contrasté de la présidence Trump.
Du côté positif :
- Trump a permis de redonner une voix dans le débat public à toute une partie de la population - les classes populaires "blanches", pour résumer (même si je répugne à de telles catégorisations "raciales") - largement méprisées et oubliées dans le débat public américain, depuis la présidence Reagan. Il y avait un vrai besoin démocratique de ce côté-là, et Trump a su le comprendre et en tirer parti mieux que personne. Sa campagne de 2016, ciblée sur la conquête d’Etats traditionnellement démocrates de la Rust Belt, où ces catégories sociales sont largement représentées, était brillante.
- Sur le plan économique, le bilan n’est pas évident : sa politique de relance permanente aura permis de finir une belle décennie pour l’économie américaine, mais avec un coût budgétaire et monétaire (la pression exercée sur la Fed) important, dont les conséquences pourraient se faire durablement sentir.
- Dans son style si personnel, Trump a pris des initiatives courageuses sur le plan international, comme le dialogue ouvert avec la Corée du Nord, les frappes en Syrie en réponse à l’utilisation par le régime d’armes chimiques contre la population civile (après tellement d’atermoiements de l’administration Obama…), l’établissement de relations constructives entre Israël et des États arabes du Golfe (même si l’oubli du peuple palestinien dans cette équation est évidemment néfaste et regrettable).
- Du côté personnel, on peut reconnaître à Trump des qualités évidentes d’énergie et d’homme d’action (même s’il faut se méfier du décalage entre les rodomontades et l’action réelle), et la capacité à parler au peuple dans un langage intelligible et direct (ce qui manque tellement aux élites démocrates ou républicaines).
Mais perso je pense qu’en démocratie, il faut être exigeants envers nos dirigeants. Si nous élisons quelqu’un pour nous diriger, il doit être exemplaire, et notamment :
1) Un grand dirigeant respecte strictement la Constitution : sans revenir sur les complexités des affaires sur les interférences russes avec l’élection de 2016 ou sur l’Ukraine, le simple fait que Trump ait prêté le flanc à des accusations crédibles de manquements sérieux à ses obligations de Président signe son échec. Un grand Président doit rendre vaines et ridicules toutes accusations de ce genre.
2) Un grand dirigeant rassemble la Nation au lieu de la diviser : c’est mon reproche principal à Trump : il aura contribué à accentuer la polarisation de la population américaine au lieu de la rassembler (autant que possible) dans des projets d’utilité commune.
Perso, je distingue les idéologies d’accusation et les idéologies de responsabilité :
- une idéologie d’accusation consiste à définir et à cibler un ennemi (comme le recommandait Carl Schmitt), un bouc émissaire, responsable de tous les maux. L’ennemi peut-être le bourgeois ou bien le pauvre, l’étranger, le Juif, le musulman, la sorcière du village, l’hérétique etc. C’est très pratique : il suffit alors de brûler la sorcière pour que le village soit content.
- une idéologie de responsabilité consiste à reconnaître que la vie en communauté soulève des problèmes complexes de coopération, de cohabitation, de conciliation d’intérêts parfois violemment divergents. Le rôle du politique c’est de trouver les solutions (souvent complexes), les compromis, pour concilier au mieux des intérêts divergents, sans sacrifier personne.
Malheureusement, Trump, en contradiction avec la tradition républicaine - celle du parti de Lincoln, Theodore Roosevelt, Einsenhower et Reagan - a choisi la première option. Il a choisi de désigner certains dans sa population (les immigrés, les médias etc.) comme "ennemis du peuple". Rien ne l’y a obligé. Quand il a été élu, perso j’ai cru qu’il pourrait être un nouveau Reagan ou un nouveau T. Roosevelt, un leader "populiste" mais pas haineux, qui emporte l’adhésion même de ses opposants initiaux. Il a très nettement échoué dans cette tâche.
3) Un grand dirigeant rehausse la stature de son pays sur la scène internationale : Non, l’OTAN n’est pas une "alliance coûteuse" ni superflue. C’est aujourd’hui la principale garantie de la paix dans le monde (notamment en Europe, évidemment). Si le Français a du mal à percuter depuis le confort de son canapé, l’Ukrainien ou le Géorgien, confronté à des agressions incessantes (des invasions, des sécessions, des empoisonnements) - alors que dans le même temps les pays baltes, membres de l’OTAN, sont en paix - le comprennent aisément. De ce point de vue, Trump, en fragilisant le système d’alliances et en affichant davantage d’agressivité envers les alliés historiques de son pays (l’Europe, le Canada etc.) qu’envers ses ennemis objectifs, aura joué contre les intérêts de son pays, et aussi ceux de l’Europe.
4) Un grand dirigeant gagne les élections : Au-delà de toutes les considérations politiques et morales forcément un peu subjectives, on peut évaluer le caractère rassembleur ou non d’un leader à sa capacité à gagner les élections. En 2018, le leadership contestable de Trump a conduit à un basculement peut-être durable de la Chambre des Représentants du côté démocrate. Le Sénat devrait suivre cette année. Quand on est un leader efficace, on impose ses idées (encore faut-il en avoir) et on gagne les élections. On rassemble, on élargit son camp, on convainc d’anciens opposants. Trump a largement échoué de ce point de vue, alors que Reagan, en 1984, se faisait largement réélire en conquérant un électorat démocrate populaire se sentant abandonné par les élites du parti.
Sur le long-terme, le parti républicain ne saurait être durablement le club exclusif des seuls "angry white men" - parce que sur le long-terme, c’est une stratégie clairement perdante. Ce parti a besoin de se réinventer et d’élargir considérablement sa cible aux femmes, aux Latinos et aux autres "minorités". L’électorat latino, catholique, est naturellement attaché aux valeurs familiales : c’est une absurdité qu’il vote aujourd’hui très majoritairement pour les démocrates. Il faut les respecter et élargir la famille. Idem pour les femmes - les saillies irrespectueuses de Trump sont un boulet. La défaite probable de Trump est peut-être l’occasion pour le parti républicain de se réinventer. Perso j’ai des espoirs pour 2024 en la personne de Nikki Haley.
En toute probabilité, Biden va être élu Président, et il devra surmonter les mêmes défis qui auront conduit à l’échec de Trump. Le plus important à mes yeux est celui de la polarisation : le changement profond des modes de consommation médiatique nous conduit à consulter des contenus toujours plus polarisés, qui nous confortent dans nos opinions au lieu de les challenger. La personnalisation des réseaux sociaux, par exemple, ancre nos certitudes au lieu d’élargir nos horizons.
A terme, cela conduit à considérer l’Autre, l’adversaire politique, comme un ennemi à détruire : c’est le triomphe des idéologies d’accusation, et ce péril menace autant l’électeur républicain craignant les immigrés ou détestant les médias, que l’électeur démocrate méprisant le peuple et dérivant vers un nouveau racisme anti-"blanc".
Quand on est patriote, on ne considère pas un concitoyen comme un ennemi, mais comme un frère, et on résout les problèmes par le dialogue et non par l’affrontement ou le mépris (cf. la cancel culture). J’espère que Biden saura mieux que Trump atténuer ces clivages et ces hostilités, et permettre un climat politique plus apaisé aux USA et sur la scène internationale.