Une stratégie sur le fil
Le choix a donc été de cibler les investissements sur la haute technologie, tant avec le 13e plan (2016-2020) qu’avec le programme Made in China 2025 lancé en 2015, mais aussi sur les infrastructures et la construction. Ces choix illustrent la vision du pouvoir chinois du futur de leur économie : une production haut de gamme capable de concentrer des revenus des exportations et qui favoriserait une classe moyenne bien payée, mobile (utilisant les infrastructures) et « propriétaire » de son logement (on ne l’est jamais entièrement en Chine où le sol appartient à l’État). Cette élite économique viendrait irriguer une économie de services urbains qui permettrait d’occuper les travailleurs de l’industrie traditionnelle, désormais peu ou plus rentable.
Ce basculement n’est pas très éloigné de ce qu’a réalisé l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, lorsque le Made in Germany, longtemps synonyme de pacotille, est devenu une marque de fierté pour l’industrie allemande qui a dépassé en modernité et en qualité son rival britannique. Mais dans le cas chinois, il demeure actuellement très incertain.
Certes, les progrès chinois en matière technologique sont remarquables. Les avancées du pays dans des domaines comme l’intelligence artificielle, la robotique, l’aérospatial, les voitures électriques menacent même la domination étasunienne et ne sont certainement pas pour rien dans les tensions commerciales entre les deux.
Le cas de la bataille autour de Huawei a été symptomatique de cette montée en puissance chinoise. Mais dans ce domaine, la Chine n’est pas dominante au niveau mondial et n’a pas gagné la guerre contre les États-Unis. Au reste, la vraie question est de savoir si ces secteurs sont davantage que des niches et sont réellement capables d’irriguer une économie de 1,3 milliard d’habitants.
La question mérite d’autant plus d’être posée que ce que l’on constate partout, c’est que le lien positif entre ces technologies et la productivité générale de l’économie n’est pas évident. Et c’est ce que l’on constate non seulement aux États-Unis, mais aussi en Chine où, en raison des surcapacités, l’investissement des entreprises reste très faible.
Pour l’instant, en tout cas, l’économie chinoise ne peut guère compter sur ces hautes technologies. Il lui faut donc encore compter sur la « vieille » industrie, même si elle perd de la vitesse et, surtout, sur d’autres relais de croissance. La finance chinoise a donc construit, selon l’estimation de l’Institut financier international (IIF), une montagne de dette de près de 335 % du PIB chinois, le deuxième du monde, pour venir alimenter les dépenses d’infrastructures et, surtout, d’immobilier.
Le problème de ces dépenses est qu’elles ne sont pas productives. Il faut donc que les revenus augmentent pour permettre les remboursements. Cela même au moment où la croissance de la Chine ralentit de manière structurelle.
Le nœud coulant se resserre alors. Faute de croissance suffisante de la productivité et de marchés tout aussi suffisants pour son haut de gamme, la Chine ne peut pas en passer par une hausse des salaires qui viendrait permettre de rembourser les dettes immobilières. On est donc sur une corde raide qui prend des allures de schémas de Ponzi : on rembourse avec de nouvelles dettes pour laisser le système tenir.
En réalité, les premiers inquiets semblent être les responsables de l’État et du parti. En novembre, Guo Shuqing, le président de la Commission de régulation de la banque et de l’assurance (CRBA), a prévenu que le marché immobilier, qui représente désormais pas moins de 39 % de l’ensemble de la dette domestique chinoise, « pourrait être le plus grand rhinocéros gris », reprenant une image des milieux financiers utilisée pour décrire des risques immenses évidents mais ignorés.
Il a appelé, dans un article publié par le gouvernement, les institutions financières à désormais prendre des mesures pour éviter les « bulles ». La bulle est évidente depuis longtemps, mais désormais l’État chinois semble déterminé à stopper la machine infernale de la dette. Et non sans raison, car la baisse des revenus des ménages à cause de la pandémie de Covid-19 affaiblit leur capacité de remboursement.
Plusieurs mesures pour réduire les crédits immobiliers ont déjà été prises, mais l’opération est délicate parce que, comme on l’a vu, c’est un moteur clé de la croissance chinoise. On avance donc sur la corde raide. Il faut freiner la dépendance à la dette tout en préservant la croissance. Ce pari très délicat sera celui de l’après-Covid en Chine et il sera considérable.
Déjà, la banque centrale chinoise, la Banque populaire de Chine (BPC), laisse entendre qu’elle pourrait profiter de la forte reprise actuelle de l’économie pour commencer à resserrer la distribution de crédits. Fin novembre, la BPC a fait part de son souhait de « maintenir une politique monétaire normale le plus longtemps possible », ce qui a été compris comme une volonté de freiner la distribution de crédit. Pour le moment, cette volonté ne se voit cependant pas : selon les calculs de Saxo Bank, le taux de croissance du crédit en Chine représentait 6,2 % du PIB au deuxième trimestre, soit un niveau inédit depuis 2013. La politique chinoise pourra donc se résumer ainsi : ouvrir les vannes autant que nécessaire et les refermer dès que possible.
L’équilibre sera très difficile à trouver dans un contexte où l’économie mondiale va rester déprimée et où le rattrapage du revenu des ménages va demeurer en retrait. Pour autant, un effondrement du type de celui de 2008 est-il possible ? Régulièrement, les commentateurs occidentaux prédisent pourtant une grande crise financière en Chine. Encore récemment, la faillite de deux grandes entreprises détenues par des collectivités locales a relancé ces rumeurs.
Huachen Automotive Group, un groupe de construction automobile détenu par la province de Liaoning, à la frontière nord-coréenne, et la mine de charbon Yongcheng détenue par la province du Henan (centre) ont cessé de payer leurs dettes, laissant plusieurs institutions financières avec des ardoises considérables. Huachen devait ainsi faire défaut pour 2 000 milliards de yuans (environ 252 milliards d’euros) auprès de ICBC, la première banque chinoise, mais encore davantage à de petites institutions bancaires.
Certains ont pu y voir le risque d’un « effet domino », emportant la montagne de dette chinoise. Mais la particularité de la finance chinoise étant sa politisation, un scénario « à la Lehman » en Chine semble peu probable. « Une accumulation de créances douteuses dans une grande banque commerciale entraînerait en toute probabilité une recapitalisation par la BPC », souligne Nathan Sperber dans la note déjà citée.
Cela ne signifie pas, pour autant, que la dette accumulée en Chine n’est pas problématique. Tout mouvement de réduction du crédit et d’apurement des créances douteuses se fera au prix d’un ralentissement de l’économie, d’autant plus que cette économie dépend désormais très fortement de cette dette. Christopher Dembik ne croit pas non plus au cataclysme financier à venir, mais il redoute néanmoins un long ralentissement lié à la gestion de cette dette devenue très encombrante.
Les faillites de Yongcheng et Huachen et le fait que le gouvernement central laisse les provinces assumer certaines pertes peuvent alors se comprendre comme la volonté de rétablir une certaine discipline au niveau régional tout en se débarrassant des entreprises les moins rentables du secteur manufacturier. Mais les conséquences en seront néanmoins une moindre dynamique de certaines régions, une croissance du chômage et le creusement d’inégalités déjà problématiques.
Le pouvoir chinois, en pleine préparation du 14e plan quinquennal (2021-2025), est donc confronté à une série d’injonctions contradictoires : développer la consommation des ménages en maîtrisant la dette ; apurer l’outil industriel en maintenant les revenus des ouvriers ; maintenir la croissance tout en réduisant les moteurs actuels de cette croissance ; être plus productif mais investir moins dans l’outil industriel. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut comprendre le grand « tournant vert » annoncé par Xi Jinping. Le 22 septembre, ce dernier a annoncé que la Chine visait désormais la neutralité carbone d’ici à 2060.
Cette annonce souligne plus que la volonté de modernisation de l’économie chinoise ou la réalité de l’urgence climatique pour un pays étranglé par la pollution. C’est aussi un moyen d’ouvrir de nouveaux marchés et de nouvelles perspectives de transformation pour l’économie chinoise. Les Chinois sont, en réalité, comme les autres : ils sont confrontés aux limites du capitalisme contemporain. Si les gains de productivité pouvaient monter au ciel, la Chine pourrait construire un État-providence et s’appuyer sur une montée en gamme vertueuse.
Mais l’épuisement de ces gains la touche aussi, l’oblige à avoir un recours rapide à la dette et bouche ses perspectives extérieures. La Chine est passée en trente ans du sous-développement à une situation d’économie mature. Elle est donc confrontée aux mêmes problèmes que les autres. Ses dirigeants en sont réduits aux mêmes espoirs que les autres, dont fait partie la « transition écologique », mais aussi aux mêmes limites.