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Brexit: l’avenir flou de la City
Martine Orange
7-9 minutes
C’est devenu une chronique régulière de la presse financière. Chaque jour ou presque, les journaux anglo-saxons prennent le pouls de la City de Londres. Tous tentent d’évaluer, qui par le prix des loyers et le taux de vacance de l’immobilier de bureau, qui par les annonces de déménagement d’activité ou de transfert d’actifs, la menace que fait peser le Brexit sur l’avenir de la place financière de Londres.
Lors de la campagne du Brexit en 2016, les partisans pour le maintien dans l’Union européenne avaient agité le spectre d’un exode massif des activités financières en dehors de la City, la fin de la première place financière du monde. Goldman Sachs a déjà transféré une partie de ses activités à Paris et devrait y ouvrir sa plateforme de négociations sur les actions à partir du 4 janvier. Sa branche gestion de fortune a déménagé au Luxembourg. Morgan Stanley vient d’annoncer le transfert de 100 milliards d’euros d’actifs à Francfort. Des hedge funds et plateformes de transaction ont annoncé leur départ vers Amsterdam.
Mais ces mouvements ne s’apparentent pas, pour l’instant, au cataclysme redouté. Quelque 7 500 emplois, soit à peine 4 % du total, ont quitté la City pour aller sur le continent, selon un rapport de l’auditeur EY. Environ 1 200 milliards de livres (1 320 milliards d’euros) de capitaux ont été rapatriés de Londres vers le continent.
Pour l’instant, le secteur financier britannique est parvenu à endiguer les fuites. La chance de la City est de n’avoir aucune place européenne capable de rivaliser avec elle. Entre Paris, Francfort et Amsterdam, les banques hésitent, installent une activité ici, l’autre là, sans parvenir vraiment à choisir et trancher. Cela a permis d’éviter des départs massifs et immédiats de la City.
Le quartier financier de Londres. © Jacopo Landi / NurPhoto via AFP Le quartier financier de Londres. © Jacopo Landi / NurPhoto via AFP
Qu’adviendra-t-il après le Brexit ? À ce stade, personne ne le sait. Mais tous s’inquiètent, au vu de la hauteur des enjeux. Les services financiers de la City ont permis à la Grande-Bretagne d’enregistrer un excédent commercial de 77 milliards de dollars en 2019. Ce qui place Londres devant tous les autres centres financiers – New York, la Suisse, Singapour ou le Luxembourg.
Penser que la City sortira indemne du Brexit est un leurre, préviennent plusieurs analystes. Londres est menacée par une lente hémorragie, assurent-ils, alors que la volonté des Européens de reprendre la main sur les activités financières semble désormais affirmée. « Il n’y a pas de clarté sur ce que sera l’avenir mais il y a une certitude, il ne ressemblera pas à ce qu’il est aujourd’hui. Et pour de bonnes raisons, parce que le Royaume-Uni a voté pour quitter l’Union européenne », a rappelé le 15 décembre Mairead McGuinness, commissaire européen aux services financiers.
Dans le cadre des négociations sur le Brexit entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne, les activités financières ont toujours été traitées à part : les deux camps ont préféré se concentrer sur les relations commerciales, les échanges physiques, laissant la question compliquée de la finance, de sa régulation et de son contrôle à une autre commission. Mais rien ne semble vraiment réglé. Bruxelles n’a pas encore indiqué quels droits, sur quels marchés, de quelle manière la City pourrait continuer à travailler sur le marché européen dans ce moment chaotique. Afin de ne pas diminuer sa main, la Commission a demandé à tous les États membres de ne pas discuter séparément avec Londres, rapporte le Financial Times.
Le 11 décembre, le gouverneur de la banque d’Angleterre, Andrew Bailey, doutant d’une issue négociée entre l’Europe et la Grande-Bretagne, a émis un sérieux avertissement. Sans un accord sur le Brexit, « la volatilité sur certains marchés, et des perturbations dans les services financiers, particulièrement pour les clients basés sur le marché européen, peuvent augmenter », prévient-il.
Mais même si la finance n’est pas au cœur des discussions actuelles comme peuvent l’être l’accès au marché européen ou la pêche, la Commission européenne a cependant indiqué le but qu’elle voulait atteindre : puisque la Grande-Bretagne quittait l’Union européenne, il n’y avait aucune raison qu’elle continue à concentrer chez elle l’essentiel des activités financières libellées en euros : la City réalise 60 % de toutes les opérations liées aux marchés européens des capitaux. Pour la Commission européenne, il n’y a aucun doute sur l’avenir : à terme, tout doit revenir sur le continent.
Séparer la City de l’Europe, l’idée paraît inconcevable pour les métiers de la finance qui ont pris l’habitude depuis des décennies de ne plus avoir aucune barrière, de faire transiter partout dans le monde les capitaux à la vitesse de la lumière. Mais cette rupture serait aussi un ébranlement des fondements qui ont assuré le formidable développement de la finance londonienne depuis soixante ans.
À partir des années 1960, la place financière de Londres a bâti ses premiers succès en s’inventant comme la plaque tournante financière entre les États-Unis et l’Europe, à l’époque les deux grands blocs économiques mondiaux. L’idée de cette transformation revient à un banquier, George Bolton, comme le rappelle un long article du Financial Times. Alors que la livre sterling est en train de perdre de son influence face au dollar, celui-ci préconise auprès des autorités de réformer la City, afin qu’elle devienne le centre international des marchés des capitaux, permettant de souscrire des crédits en devises étrangères, à l’abri des regards des gouvernements.
La mutation est lancée en 1963. Londres va rapidement devenir le lieu névralgique de l’eurodollar. C’est à Londres que les groupes américains rapatrient les profits réalisés par leurs filiales européennes, les recyclent à l’abri du fisc américain. C’est aussi à Londres où les firmes européennes échangent leurs francs ou leurs deutsche Mark contre des dollars pour aller à la conquête des marchés extérieurs, avant d’en recycler les bénéfices. S’appuyant également sur le marché pétrolier et sur le marché des matières premières, la City devient le grand centre offshore de la finance internationale, capable de négocier dans n’importe quelle devise, n’importe quel crédit, d’assurer n’importe quel contrat.
Mais la vraie explosion de la City vient plus tard : avec le « big bang », officiellement lancé en octobre 1986. Voulue par le gouvernement Thatcher, cette réforme est marquée par une série de déréglementations, de suppressions de taxes, de contrôle. La circulation des capitaux y est totale et sans entrave. L’ère de la financiarisation de l’économie avait sonné.
La City devient alors la place financière incontournable. Tous se rallièrent à la croyance que la valorisation en bourse des groupes devait être le mètre étalon des politiques publiques et que les dépenses publiques devaient s’ajuster au succès des premiers. Dans la grande bataille pour attirer les capitaux, les gouvernements américain et des différents pays européens ne tarderont pas à suivre Londres dans la voie des déréglementations à tout-va. Il fallait en être.