Effectivement, le marché des changes est l’un des plus difficiles à prédire. A ma connaissance, sur les cours de change, la prédiction naïve (cours de demain = cours d’aujourd’hui) est historiquement plus performante que (1) les experts et (2) les futures.
Tout ce qu’on peut faire c’est essayer de comprendre les facteurs qui influencent le cours de change - en gardant à l’esprit que la multiplicité et la complexité de ces facteurs rendent très difficile la prévision d’un cours de change (c’est beaucoup plus "simple" de prévoir le cours d’une action ou d’une obligation).
Perso, voilà comment je réfléchis au cours de l’EUR/USD : [j’ajoute encore un petit avertissement sur le fait que mon expérience de trader FX en début de carrière s’est arrêtée prématurément à force de faire des raisonnements similaires, régulièrement contredits par l’évolution des cours, mon employeur considérant à raison que mes compétences seraient bien plus utiles à Francfort pour écrire des notes et élaborer des mesures de politique monétaire ;-)]
1) Situation économique et politique monétaire aux USA et en zone euro : Il ne s’agit pas de savoir si, et quand, la Fed et la BCE vont monter les taux d’intérêt, mais de savoir si la Fed et la BCE vont monter les taux d’intérêt d’une façon différente (+ ou - importante, de façon anticipée ou retardée) par rapport à ce qui est pricé par le marché. (Si vous êtes d’accord avec le marché sur les anticipations de politique monétaire, alors vous devez êtes d’accord avec le "facteur politique monétaire" reflété par le cours actuel EUR/USD.)
a) Pour la BCE, les contrats Euribor 3 mois cotent actuellement à : 100,32 pour l’échéance juin 2018, 100,295 pour l’échéance décembre 2018, 100,165 pour l’échéance juin 2019, 99,955 pour l’échéance décembre 2019. Cela signifie que le marché (1) attend que la BCE ne change pas ses taux en 2018, (2) price une hausse de taux de 25 points de base par la BCE d’ici juin 2019 avec une probabilité de -(100,165-100,32)/0,25 = 62%, (3) price entièrement une première hausse de taux de 25 points de base par la BCE d’ici fin 2019, et une 2e hausse de 25 points de base par la BCE d’ici fin 2019 avec une probabilité de [-(99,955-100,32)-0.25]/0,25 = 46%. Pour dire les choses plus simplement, le marché price 1,5 hausse de 25 points de base par la BCE en 2019. Suis-je d’accord avec ces anticipations ? Oui, en gros je pense, comme le marché, que la BCE ne relèvera ses taux que très prudemment. J’aurais tendance à voir même des hausses de taux retardées par rapport à ce que price le marché = mon anticipation sur ce point est légèrement négative pour l’EUR.
b) Pour la Fed, les contrats Eurodollar 3 mois cotent actuellement à : 97,615 pour l’échéance juin 2018, 97,345 pour l’échéance décembre 2018, 97,135 pour l’échéance juin 2019, 96,995 pour l’échéance décembre 2019. Cela signifie que le marché (1) price entièrement une hausse des taux de 25 points de base par la Fed d’ici fin 2018, (2) price entièrement une nouvelle hausse des taux de 25 points de base par la Fed au 1er semestre 2019, et (3) price à 50% une 3e hausse des taux de 25 points de base par la Fed au 2e semestre 2019. Suis-je d’accord avec ces anticipations ? Oui, ça me semble raisonnable. Cela dit, dans mon propre scénario macro (premiers signes d’un retournement économique aux USA courant 2019), j’ai tendance à penser que la 3e hausse ne se matérialisera pas. Donc sur ce point, mon anticipation est légèrement négative pour le USD.
Au final, sur la politique monétaire, je suis légèrement plus dovish (car plus pessimiste sur l’économie) que le marché à la fois en Europe et aux USA, donc ces 2 effets s’équilibrant plus ou moins, je pense que le cours EUR/USD doit à peu près bien refléter mes anticipations de politique monétaire dans les 2 zones.
2) Contexte politique US / zone euro :
a) Du point de vue européen, ma perception est que la "fourchette" acceptable pour l’EUR/USD est entre 1,10 et 1,40. La BCE ne le dira jamais publiquement, car il n’y a officiellement pas d’objectif de taux pour l’EUR/USD, mais si on observe attentivement les déclarations des présidents de la BCE depuis 1999, c’est ce qu’on observe : au-dessus de 1,40, ils ont tendance à se plaindre de la "volatilité excessive sur le marché des changes", menaçant plus ou moins explicitement d’intervenir. Du point de vue des entreprises exportatrices de la zone euro (type Airbus etc.), le "seuil de tolérance" pour l’EUR/USD est peut-être un peu plus bas (maximum 1,35 ?).
b) Du point de vue américain, il faut sans doute différencier la Fed de D. Trump. Ce dernier a été élu sur un programme ouvertement protectionniste, et menace les partenaires commerciaux des USA d’une "guerre commerciale". Personnellement, je ne pense pas que ce scénario va se réaliser, car (1) tout le monde y perdrait et (2) Trump doit composer avec sa majorité républicaine, plus "libre-échangiste" que lui. A défaut de protectionnisme, Trump va avantager une politique de dollar faible. Quant à la Fed, en principe elle ne tient pas grand compte du taux de change, mais la question se pose de savoir si son nouveau Président J. Powell va ou non faciliter les désirs de Trump.
A nouveau, il ne s’agit pas de savoir ce qui va se réaliser, mais de savoir ce qui va se réaliser par rapport à ce qui est pricé par le marché. A mon sens, le marché surestime la probabilité d’une guerre commerciale, et sous-estime la solution alternative (du point de vue de Trump) de politique de dollar faible. Donc ce facteur me conduit plutôt à anticiper une dépréciation du dollar USD.
3) Flux internationaux de portefeuille :
a) Les marchés actions US sont à mon sens mieux (peut-être trop) valorisés que les marchés actions européens. Donc si je dois anticiper un mouvement de "balancier" dans le contexte actuel, ce serait plutôt en faveur des marchés européens - donc des flux de portefeuille conduisant à une appréciation de l’EUR.
b) En revanche, si une correction majeure survient sur les marchés boursiers, le modèle traditionnel conduirait plutôt à une appréciation du USD, notamment par des rapatriements effectués par les fonds US des marchés actions internationaux (dont l’Europe) vers les Treasuries US. Dans mon scénario macro personnel, la correction doit arriver avec les premiers signes de retournement économique aux USA (pour l’instant on ne voit pas de tels signes), courant 2019.
Donc au final, si j’essaie de combiner tous ces facteurs, je m’attends à ce que le dollar continue de se déprécier légèrement jusqu’aux mid-terms US (vers 1,30-1,35 ?), puis s’apprécie brutalement au moment de la correction boursière (majeure) que j’attends courant 2019.
Mais, et j’insiste sur ces points :
- le scénario macro que je dessine m’est personnel, et évidemment rien ne dit qu’il se matérialisera
- il suffit que je me plante sur un seul des points évoqués (1a / 1b / 2a / 2b / 3a / 3b) pour que tout mon scénario s’effondre
- quand bien même je devienne soudainement un génie de la prévision et que j’aie raison sur tous les points (1a / 1b / 2a / 2b / 3a / 3b), il est tout à fait possible que le cours EUR/USD n’aille pas dans le sens attendu (car il est influencé par d’autres facteurs, parfois difficilement observables)
Donc vous voyez, BodyP, que demander où va aller le cours EUR/USD revient à demander un avis sur tous ces facteurs (et d’autres, moins facilement observables). C’est pour cela qu’il est très difficile de faire des prévisions crédibles sur un taux de change, qui est la variable d’ajustement de multiples facteurs macro et micro, politiques, économiques et financiers, non seulement sur un pays mais sur 2. La seule question qui se pose donc à l’investisseur, c’est de savoir s’il doit ou non couvrir son risque de change.
Perso, je me pose actuellement la question, car je suis rémunéré en USD et je vais prendre un poste dans un pays africain dont la devise est attachée à l’EUR (et mes projets sont en France) : pour l’instant, j’ai fait le choix de la conversion automatique de mon salaire par mon employeur en EUR, ce qui signifie que j’accepte une fluctuation de mon salaire mensuel selon l’EUR/USD.