@Gandolfi / Nemesis / Ursule : Effectivement, le DCF donne une bonne grille d’analyse pour comprendre les dynamiques boursières différenciées selon les profils des entreprises.
Perso j’en prends la forme la plus simple - la formule de Gordon-Shapiro - pour simuler différents scénarios et évaluer la sensibilité des différents profils de valeurs.
Gordon-Shapiro : P = E1 / (r-g)
P = prix de l’action, E1 = résultat net (earning) de l’année à venir (en supposant une entière distribution aux actionnaires), r = taux d’actualisation des cash-flows, g = taux de croissance perpétuelle des cash-flows
P/E1 = 1/(r-g) : c’est le PER de l’année N+1
Une action de croissance, c’est une entreprise dont le taux de croissance perpétuelle des profits (g) est plus élevé que le marché.
Une action value, c’est une entreprise dont le multiple de valorisation (ici le PER, c’est-à-dire 1/(r-g)) est plus faible que le marché :
- parce que son risque perçu est élevé (= r élevé)
- et/ou parce que son potentiel de croissance perçu est faible (= g faible)
Je modifie un peu la formule pour ma simulation :
PER = 1/(r-g) = 1/(tsr + erp + srp - pib * m)
où :
le taux d’actualisation des cash-flows r = tsr + erp + srp = taux sans risque + prime de risque du marché actions (equity risk premium) + prime de risque additionnelle de l’entreprise (specific risk premium)
la croissance perpétuelle des cash-flows g = pib * m = croissance structurelle de l’économie * multiple de croissance des cash-flows de l’entreprise (par rapport à l’économie dans son ensemble)
Dans cette simulation avec 5 paramètres :
3 sont des paramètres pour l’économie dans son ensemble :
- le taux sans risque tsr reflète la rémunération attendue d’un placement sans risque sur longue période ; on prend habituellement le rendement souverain à 10 ans comme approximation. tsr est principalement influencé par les anticipations sur la politique monétaire de la banque centrale sur longue période.
- la prime de risque du marché actions erp reflète la perception moyenne du risque actions par les participants de marché. Historiquement aux USA, elle s’établit en moyenne à 4,2% (moyenne 1960-2021 / Damodaran), en évoluant dans un range entre 2% (bulle internet début 2000) et 8% (krach COVID mars 2020).
- la croissance potentielle de l’économie pib reflète le "rythme de croisière" de croissance de l’économie, sans susciter de tensions inflationnistes ou déflationnistes. Elle n’est pas directement observable, on ne peut que l’estimer.
2 sont des paramètres spécifiques aux entreprises :
- la prime de risque additionnelle de l’entreprise srp reflète le risque perçu par le marché (à tort ou raison) sur l’entreprise, au-delà du risque général sur les actions. Ce risque perçu est plus ou moins important selon le secteur d’activité (plus ou moins risqué, disruptable, cyclique etc.) de l’entreprise, la confiance du marché envers le management, la façon de l’entreprise de traiter, plus ou moins bien, ses actionnaires, la transparence de ses comptes, les risques pays / fiscaux / juridiques / réglementaires etc.
- le multiple de croissance des cash-flows de l’entreprise m reflète le potentiel de croissance perçu par le marché (à tort ou à raison) sur l’entreprise.
Appliquons maintenant les 3 paramètres généraux pour les USA : tsr = 1,77% (rendement du Treasury américain à 10 ans), erp = 4,90% (Damodaran), pib = 2,5% (croissance potentielle estimée de l’économie américaine - peut-être un peu optimiste, d’autres diraient 2%).
On voit que pour l’indice (srp = 0%, m = 1), cela fait ressortir le PER (N+1) à 24.
Pour cette simulation, je définis 3 profils d’entreprises :
a) une valeur de croissance, avec srp = 3% (les valeurs de croissance sont typiquement perçues comme plus risquées que la moyenne du marché) et m = 3 (ce qui n’est pas rien : le marché s’attend à ce que les cash-flows de cette entreprise croisse perpétuellement 3x plus vite que l’indice). Son PER ressort à 46.
b) une action value de "type 1" (faible croissance perçue), avec srp = 1% (c’est une valeur mature perçue comme stable, assez peu risquée) et m = 0,5 (ses cash-flows croissent 2x moins vite que ceux du reste de la cote). Son PER ressort à 15,6.
c) une action value de "type 2" (fort risque perçu), avec srp = 2% et m = 1 (elle croît comme l’indice). Son PER ressort à 16,2.
J’applique maintenant différents chocs à l’indice (en jaune dans la table) et à ces 3 entreprises (growth en orange, value de type 1 en vert, value de type 2 en bleu), et j’observe la sensibilité des PER :
Choc 1 : Resserrement monétaire : Le marché anticipe un fort resserrement monétaire pour la décennie à venir, en raison de pressions inflationnistes, conduisant le rendement à 10 ans américain à monter de 1,77% actuellement à 2,50%. Dans ce scénario, l’indice perd 15%, avec des values qui résistent beaucoup mieux (-10%) que les valeurs de croissance (-25%).
Choc 2 : Forte augmentation de l’aversion au risque (exemple : krach COVID de mars 2020) : la prime de risque du marché actions US monte à 7% contre 4,9% actuellement. Dans ce scénario, l’indice perd 33%, là encore avec des values qui résistent mieux (-25%) que les valeurs de croissance (-49%).
Choc 3 : Crise économique structurelle (exemple : krach nippon dans les années 1990) : le marché revoit significativement à la baisse la croissance potentielle de l’économie (NB : cela va bien au-delà d’un simple ralentissement conjoncturel), de 2,5% à 1,5%. Dans ce scénario, les valeurs matures résistent très bien (-7%) alors que les valeurs de croissance s’effondrent (-58%).
Choc 4 : Hausse uniforme des primes de risque spécifiques : les primes de risques additionnelles des 3 entreprises augmentent de 100 points de base. Là encore les value résistent mieux que la valeur de croissance.
Choc 5 : Baisse des primes de risque spécifiques : les primes de risques additionnelles de la valeur de croissance et de l’action value de type 2 (perçue comme risquée) baissent de 100 points de base. On voit la valorisation de la valeur de croissance décoller de +85% : c’est à mon sens le principal moteur de croissance des valeurs de croissance : leur valorisation s’élève au fur et à mesure qu’elles confirment par leurs résultats fondamentaux les espérances des investisseurs.
Choc 6 : Réévaluation de la croissance des flux des entreprises : A l’inverse, si la valeur de croissance déçoit, par ses résultats, les espoirs des investisseurs, ceux-ci revoient à la baisse le potentiel de croissance, avec un effet violent sur les valorisations de ces actions (ici -53% sur la valeur de croissance dont le multiple de croissance perpétuelle m passe de 3 à 2). A contrario, une action value dont le marché a sous-estimé la croissance potentielle (ici le multiple de croissance des cash-flows est révisé de 0,5 à 1) bénéficie d’une réappréciation (ici +24%) de son PER.
Ce que l’on voit actuellement sur les marchés boursiers (sous-performance des valeurs de croissance par rapport aux valeurs matures), c’est à mon sens une combinaison d’un petit choc 1 (le marché a renforcé ses anticipations de hausses de taux de la Fed : il s’attend désormais à ce qu’elle monte ses taux jusqu’à 1,9% à un horizon de 2-3 ans, vs 1,5% il y a quelques semaines), et, pour certaines valeurs portées par des espérances excessives des investisseurs, un choc 6.