La lettre Vernimmen a écrit :
Quelques réflexions sur le projet d’offre de Heinz Kraft sur Unilever
Le vendredi 17 février, on apprend que Kraft Heinz (110 Md$ de capitalisation boursière) a approché Unilever pour lui proposer de le racheter à un prix de 143 Md$, avec une prime de 18 % sur le cours de bourse. Kraft Heinz est contrôlé à 49 % par le fonds 3 G qui regroupe des entrepreneurs brésiliens actionnaires d’AB Inbev et Berkshire Hathaway de Warren Buffett.
Deux jours plus tard, face à l’opposition des dirigeants de Unilever et l’attitude non positive du gouvernement britannique,l’offre envisagée est retirée. Celle-ci n’a pas manqué de frapper les esprits pour deux raisons. Elle visait l’une des plus grosses capitalisations boursières européennes (115 Md€ en l’occurrence ; il n’y a que 17 groupes dépassant 100 Md€ de capitalisation boursière en Europe) et elle a été si vite retirée avant même d’avoir été déposée.
Cette offre virtuelle illustre plusieurs points :
1/ La taille n’est pas une protection contre la sous-performance dans la durée.
Depuis le point bas de mars 2009 (qui correspond à peu près à l’arrivée du dirigeant actuel en janvier 2009) et le rebond qui a suivi, le cours de bourse de Unilever a naturellement progressé (de 152 %), mais a significativement sousperformé ses pairs : + 250 % pour l’indice STOXX 600 HPC. Quand cette situation dure longtemps, 8 ans en l’occurrence, tôt ou tard, un groupe doit rendre des comptes et donner des explications. L’offre publique ou la menace d’une offre publique joue un rôle disciplinaire sain que le prix Nobel M. Jenssen avait mis en évidence. Il ne s’agit pas de capitalisme débridé, mais de s’assurer qu’une ressource rare, les capitaux propres, sont alloués là où ils paraissent les plus utiles et que les combinaisons d’actifs qu’ils financent soient les plus efficaces possibles. L’offre sur Unilever nous rappelle qu’aucun groupe, quelle que soit sa taille ou sa réputation, n’est à l’abri d’une offre d’un tiers. Et quand la taille dépasse un certain seuil (disons environ 150 Md€ à l’heure actuelle), un ou des actionnaires activistes peuvent néanmoins agir comme cela a été montré par D. Einhorn et C. Icahn qui ont poussé la plus grosse capitalisation boursière mondiale, Apple, à cesser de thésauriser des masses oisives et inutiles de trésorerie en 2012 et 2013.
2/L’abondance de liquidités permet de financer des offres avec une composante majeure en numéraire
Les commentateurs ont noté que l’offre de Kraft Heinz valorisant Unilever à 143 Md$ en aurait fait la 3ème plus grosse acquisition au monde de tous les temps. Il nous aurait paru plus intéressant de regarder la composante cash de cette offre qui atteignait 100 Md$, ce qui l’aurait mis au premier rang de toutes les acquisitions comprenant du numéraire. En effet l’offre de Vodafone sur Mannesmann (181 Md$ en 2001) et celle de AOL sur Time Warner (162 Md$ en 2000) étaient entièrement en actions, sans un euro de cash. On était alors en pleine bulle TMT (Télécom Media Technologie), où un chien affublé d’un point com pouvait valoir 1M$ et un chat, avec aussi un point com, valait 0,5 M$. La seule façon de réaliser une opération de croissance externe dans un tel contexte était de payer en titres et non en liquidités : un chien valait deux chats. Le relatif permettait de contourner l’absolu sur lequel les gens raisonnables commençaient à avoir des doutes ; la preuve, ils n’étaient pas prêts à payer en numéraire. Avec une offre à 70 % en cash, les principaux actionnaires de Kraft Heinz n’ont pas envoyé le message qu’ils pensaient que leur titre était surévalué, au contraire. L’offre de AB InBev sur SABMiller à l’automne 2015 avec une composante en numéraire de l’ordre de 75 Md$ avait déjà montré la profondeur du marché de la
dette. Avec 100 Md$, l’offre sur Unilever aurait constitué un nouveau record.
3/ Une tactique qui a réussi n’est pas toujours une tactique qui réussira Le retrait rapide de l’offre envisagée s’explique, nous semble-t-il, par une erreur de tactique. Dans la mesure où l’un des deux partenaires de l’offre, Warren Buffett, avait encore récemment réaffirmé qu’il ne ferait pas d’offre hostile, il fallait tout faire pour éviter qu’une offre sur Unilever soit ainsi désignée par le management en place. Une offre qui affiche une prime de seulement 18 %, contre une moyenne générale de l’ordre de 25-30 %, n’est pas à même de faire hésiter un management naturellement rétif à perdre son pouvoir et à faire monter au créneau des actionnaires importants pour exiger que l’offre soit prise en considération. Mais le leader du consortium, 3G, a lui une expérience réussie de commencer par offrir de petites primes, puis de mettre progressivement la pression en relevant son offre et de proposer des primes de plus en plus fortes, jusqu’à faire tomber les résistances. C’est ainsi que sur SAB Miller, il avait commencé par offrir 38 £ pour un cours avant annonce de 29,34 £ (+30 %), puis 40 £, puis 42,15 £, puis 43,50 £ pour finir avec une prime de 50 % à 44 £. Dans ces conditions, il aurait probablement été plus avisé de mettre sur la table une offre financièrement irrésistible, donnant cette fois du premier coup toute la réserve que s’était gardée 3 G. Toujours plus facile à dire qu’à faire, surtout après. Avec une hausse de son cours le vendredi de la fuite de 11,3 Md$, Kraft Heinz aurait eu les moyens financiers de relever significativement son offre, sans probablement atteindre le niveau de la prime qu’il avait payée en 2010 pour acquérir Cadbury (49 %). Mais entre les deux, il y avait de la marge.
4/ De l’importance de respecter ses engagements
Il nous semble que cette tactique de négociation aurait été d’autant plus nécessaire que le gouvernement britannique, depuis l’offre réussie de Kraft sur Cadbury en 2010, ne semble plus aussi disposé qu’auparavant à considérer que la nationalité de l’actionnariat des grands groupes britanniques n’est pas son sujet. On l’a déjà vu au moment de l’approche de Pfizer sur Astra Zeneca en 2014. C’est encore plus vrai en période de préparation des négociations du Brexit pour ne pas accréditer l’idée que, la baisse de la livre post referendum aidant, les groupes britanniques sont à vendre à l’encan. Mais il est clair aussi que l’attitude du groupe Kraft, post acquisition de Cadbury,
reniant ses promesses faites en matière d’emplois pour faciliter sa prise de contrôle, n’a certainement suscité aucun mouvement de sympathie à son endroit dans les sphères gouvernementales. Et c’est très bien ainsi. Les promesses sont faites pour être tenues par ceux qui les ont données, et pas uniquement dans le pays dont la Bourse a pour devise "My word is my bond".
5/ Deux gouvernances bien différentes
L’accusation portée contre 3 G d’être un coupeur de coûts sans limite et d’abandonner le long terme au profit du court terme, nous semble contradictoire avec le fait qu’il garde le contrôle des entreprises qu’il a acquises (AB Inbev, Kraft Heinz, Burger King), contrairement à un fonds de LBO classique par exemple. Il sera donc en première ligne pour en supporter les éventuelles conséquences de son éventuel court-termisme qui nous paraît plus relever de la critique facile et superficielle que d’une analyse sérieuse. Sa gouvernance d’entrepreneurs actionnaires opérationnels ne paraît pas spontanément moins bonne que celle d’un grand groupe coté, sans actionnaire principal, dans un contexte de gestion passive sans cesse plus importante dans le
capital des groupes. C’est un euphémisme.
6/ Et maintenant ?
Le cours de Unilever n’est pas revenu à son niveau d’avant l’annonce de la possibilité
d’une offre ; il lui est supérieur de 21 %, donc plus que de la prime proposée. Les
investisseurs anticipent que Unilever, ayant senti le vent du boulet passer de près, va
revoir sa stratégie et sa gestion pour améliorer ses résultats et éviter que pareille
mésaventure pour lui ne se reproduise. C’est d’ailleurs ce à quoi ses dirigeants
semblent s’être attelés. S’ils y parviennent, son cours, son cours progressera, ce qui
constituera sa meilleure protection contre une nouvelle offre. S’il échoue, une offre
reviendra et il sera beaucoup plus difficile de la contrer une seconde fois (cf. Zodiac et
Safran).