Bonjour Fired,
Je pense que vous faites une confusion entre :
1) la valeur (ou utilité) sociale des activités spéculatives - qu’il s’agisse de finance conventionnelle ou de cryptos
2) la valeur intrinsèque des actifs qui sont l’objet de ces spéculations
Ce sont 2 choses bien différentes. Je m’explique, en reprenant votre exemple de la sphère financière "conventionnelle" et de la sphère crypto.
1) S’agissant de la valeur (ou utilité) sociale des activités spéculatives :
a) Je suis d’accord avec vous sur l’idée que l’on assiste depuis quelques décennies à une financiarisation croissante de l’économie, au développement rapide d’une sphère financière parfois en inadéquation avec l’économie réelle.
Je suis aussi d’accord avec vous sur le fait que cela mène à de multiples dérives :
- prises de risques excessives dans la sphère financière, et parfois dans le système bancaire, suivies d’interventions des autorités publiques conduisant à une socialisation (très injuste) des pertes ;
- salaires excessifs dans la finance détournant des profils brillants d’activités socialement plus utiles (recherche, enseignement…) ; etc.
Néanmoins les risques et effets néfastes de cette financiarisation de l’économie (que je reconnais volontiers) doivent être mis en balance avec la valeur ajoutée qu’elle crée réellement pour l’économie réelle, et qui est trop souvent ignorée dans le discours critique dominant :
- liquidité accrue sur les marchés financiers (nous en profitons tous ici quand nous achetons ou vendons des actions avec un bid/ask spread bien plus étroit que nos parents ou grands-parents)
- possibilités accrues pour les entreprises pour se financer sur les marchés, via des canaux et des véhicules bien plus variés qu’il y a 30-50 ans
- possibilités accrues pour les entreprises et les investisseurs de bien mieux couvrir leurs risques, par la mise à disposition d’instruments de couverture relativement liquides, qui n’existaient pas il y a quelques décennies (ou qui étaient extrêmement illiquides)
Ce que l’on voit comme "spéculation", par exemple le trading à haute fréquence ou la vente à découvert, contribue en réalité à un meilleur fonctionnement des marchés, (i) en apportant des flux donc une liquidité accrue, (ii) en diversifiant les types et les comportements d’investisseurs (i.e. en évitant un marché seulement acheteur), et (iii) en améliorant la transparence des entreprises cotées.
Évidemment, si on laisse le marché se développer sans règles, de multiples dérives apparaissent, c’est le rôle des régulateurs de permettre l’innovation tout en maîtrisant les risques.
Donc perso je tirerais un bilan "globalement positif" de la financiarisation de l’économie, mais dans la mesure où elle s’accompagne par des règles proportionnées et à la hauteur des innovations (ce qui est un défi permanent pour les régulateurs). Cela reflète globalement mes convictions libérales, mais d’un libéralisme raisonné et régulé. Bien sûr chacun aura son opinion sur ça, le débat est évidemment légitime.
b) Si l’on réfléchit maintenant à l’utilité sociale de la sphère cryptos : à mon sens :
- elle ne conduit pas à orienter des flux d’épargne vers l’économie réelle - au contraire elle en détourne vers des actifs improductifs : l’épargne que vous placez en cryptos, vous ne la placez pas en actions (= un des modes de financement des entreprises), en fonds € (= obligations qui financent l’Etat et les entreprises), ou chez votre banque (= qui prête à l’économie réelle). C’est un actif improductif, à l’image de l’or. (Quant à la DeFi ou autres "farming" de stablecoins, ils consistent à financer des achats de cryptos, i.e. c’est un système spéculatif qui tourne en rond, sans rien apporter à l’économie réelle.)
- jeu à sommes nulles (voire négatives), elle opère essentiellement un transfert de richesses de petits épargnants rêvant d’un enrichissement rapide vers des insiders (dont certains sont des escrocs). Contrairement au marché actions, ce n’est pas un jeu à sommes positives, car il n’y a pas de création de richesse sous-jacente. Au contraire, c’est plutôt un jeu d’attrition, puisqu’à chaque transaction que vous faites en cryptos, le seul gain certain est celui que font les insiders (plateformes de trading, manipulateurs de cours etc.). Le déséquilibre naturel entre insiders et petits épargnants est évidemment fortement exacerbé par l’absence de toute règle, ce qui permet toutes les manipulations possibles par les insiders (wash trades, pump & dump etc.). S’agissant des petits épargnants, plus ils sont naïfs / pauvres, plus ils ont de chances de se faire plumer - c’est socialement désastreux.
- elle pollue énormément, sans aucun bénéfice pour l’économie.
- elle a une valeur de distraction pour ceux qui y participent, comme le loto, les casinos ou les paris sportifs - à la différence que la roulette des cryptos est totalement biaisée (alors que pour ces autres activités de jeux d’argent, il y a des règles strictes, notamment sur la redistribution aux joueurs d’un pourcentage minimum des mises)
Donc perso je tirerais un bilan extrêmement négatif de l’utilité sociale de la sphère cryptos.
2) S’agissant de la valeur intrinsèque des actifs qui sont l’objet de ces activités de marché (pour prendre un terme moins politiquement chargé que "spéculation") :
a) Les actifs, y compris les produits dérivés, qui font l’objet d’activités de marché éventuellement excessives, ont bien une valeur intrinsèque ! C’est sur ce point que je suis en total désaccord avec vous.
Le fait que des actions ou des obligations fassent l’objet de trading à haute fréquence ne change pas leur valeur intrinsèque ! Cela peut certainement changer (en l’occurrence améliorer) leur liquidité. Cela peut éventuellement conduire à une surévaluation de leur valeur de marché (par rapport à leur valeur intrinsèque) - certains peuvent le penser, moi plutôt non. Mais la valeur intrinsèque des actifs est bien là !
S’agissant des produits dérivés : ils ont bien une utilité réelle - notamment permettre à des entreprises ou des investisseurs de couvrir leurs risques (par exemple des dérivés climatiques pour des agriculteurs, des CDS pour des banques et des investisseurs obligataires etc.), et ils ont bien une valeur intrinsèque - que l’on peut évaluer avec des modèles mathématiques. Ce n’est pas exact de dire qu’ils n’auraient aucune valeur intrinsèque parce qu’il font l’objet d’une spéculation insensée. C’est là à mon sens que vous faites une confusion : on peut légitimement penser que cette spéculation n’a aucune utilité sociale (je ne suis pas d’accord, mais peu importe), mais en tout cas les actifs eux mêmes ont bien une valeur intrinsèque !
b) S’agissant de la valeur intrinsèque des cryptos : à mon sens :
- elles n’ont pas de valeur comme monnaies, puisqu’elles n’ont pas les qualités pour être des unités de compte et des moyens de paiement (de fait, nul ne les utilise à ces fins), ni être des réserves de valeur, à mon avis (risques élevés de disruptions technologiques, par exemple)
- elles n’ont pas de valeur comme actifs productifs, puisqu’elles ne financent pas l’économie réelle
- la seule valeur qu’elles ont c’est (i) une valeur spéculative d’échange et (ii) une valeur spéculative de spéculation (si je puis dire) :
(i) la valeur spéculative d’échange, c’est l’idée qu’une communauté de gens peuvent décider qu’un actif donné (des billes, des coquillages, des images Panini, des cryptos) ont une valeur, et ils vont les utiliser pour se les échanger entre eux. S’il y a un nombre suffisant de gens qui prennent cette décision, alors l’actif utilisé, quel qu’il soit, acquiert une valeur. Si l’on pense que la crise actuelle de la démocratie, le rejet des élites, les craintes sur le QE, la volonté de débancarisation etc. vont toucher durablement une part importante de la population, et si l’on arrive à les convaincre que les cryptos sont la solution, alors les cryptos vont acquérir une valeur - de même que les coquillages utilisés comme monnaies dans certaines sociétés archaïques. J’appelle cette valeur d’échange "spéculative" car rien ne dit que ces croyances vont persister, ni surtout qu’elles vont s’ancrer dans une conviction durable que telle ou telle crypto vaut quelque chose.
(ii) la valeur spéculative de spéculation, c’est la valeur du jeton que vous utilisez pour jouer au casino, ou celle du ticket de loto. Les cryptos, comme le jeton de casino ou le ticket de loto, donnent le droit de participer à un jeu spéculatif à sommes nulles (en réalité négatives). De ce fait ils ont bien une valeur.
A mon avis, la valeur actuelle des cryptos s’explique largement (à 90% ?) par (ii), et bien plus marginalement (10% ?) par (i) - étant entendu que ces parts varient selon les cryptos : le Bitcoin a une communauté plus large de "croyants" que les "shitcoins" (qui eux ont une valeur uniquement spéculative, celle du jeton de casino).