Un père et son jeune fils vivaient tranquillement à l’écart du monde. Ils étaient parfaitement heureux ensemble et s’accordaient sur la plupart des points de vue. Une seule chose les opposait : le fils voulait voir le monde tandis que le père s’accommodait très bien de leur isolement.
- Je grandis, je voudrais voir autre chose, rencontrer des gens, discuter avec eux, disait le fils.
- A quoi bon, les gens ne savent pas ce qu’ils disent, pas un ne parle comme l’autre, ils ne sont jamais d’accord, répondait le père.
Mais le fils insistait tellement que le père se fit une raison : il fallait qu’il donne à son fils l’occasion de se faire sa propre opinion.
Le père dit alors : « Demain, tu viendras avec moi en ville. »
Tôt le matin, ils se mirent en route. Le père marchait devant, son fils à ses côtés, et ils tiraient leur âne derrière eux. A l’entrée de la ville, des hommes étaient assis à bavarder. A la vue des voyageurs, leurs langues se délièrent :
- Quelle idée de laisser ainsi l’âne se prélasser ! Il pourrait bien porter l’un des deux… C’est son travail, après tout.
- Ils ont raison ! dit le fils. Viens père, monte sur l’âne !
Le père s’assit sur l’âne et ils reprirent leur route. Devant marchait le fils, derrière suivait le père, monté sur son âne.
Un peu plus loin, ils rencontrèrent un nouveau groupe d’hommes.
- Regardez cet homme, il n’a aucune pitié ! Il se repose sur le dos de son âne et il laisse son pauvre fils marcher à ses côtés. A son âge, il a déjà bien profité de la vie, il pourrait laisser la place aux plus jeunes.
- Ils ont raison, dit le fils. Descends père et laisse-moi monter sur l’âne.
Ils continuèrent à avancer et rencontrèrent bientôt une vieille femme qui revenait du marché, lourdement chargée :
- C’est une honte, cet enfant n’a aucun savoir-vivre ! Il est là, tranquillement sur le dos de l’âne, tandis que son père, pauvre vieux, est obligé de marcher à pied ! s’offusqua la vieille femme. Et elle s’en alla, secouant la tête.
- Elle a raison, dit le fils, tout honteux. Père, monte avec moi sur l’âne !
Les voilà donc tous deux sur l’âne.
Le père croyait en avoir fini avec sa leçon et ils s’apprêtaient à rentrer chez eux, quand une calèche s’arrêta à leur hauteur. Un monsieur très chic pencha la tête par la fenêtre et se plaignit :
- Vous êtes sans pitié ! Cette pauvre bête va bientôt crever si vous la chargez ainsi ! lança-t-il. Et il repartit.
- Il a raison, dit le fils. Père, nous devons ménager notre âne, nous allons le porter.
Ils attachèrent les pattes de l’âne, les fixèrent à une longue branche et saisirent chacun un bout de la branche. Ils portaient ainsi l’âne sur leurs épaules quand ils repassèrent devant le groupe d’hommes à l’entrée de la ville. Les hommes éclatèrent de rire :
- Regardez ces deux fous, il faut les enfermer ! cria une voix. Ils n’ont rien compris, ils portent leur âne au lieu de s’asseoir dessus ! Tous hurlèrent de rire.
Une autre voix s’éleva :
- Même s’ils ne veulent pas s’asseoir sur l’âne, ils pourraient au moins le laisser marcher derrière eux !
- Ils ont raison, dit le fils. Père, nous devrions tirer notre âne derrière nous.
- Mais enfin, fils, c’est ainsi que nous sommes partis de la maison, ce matin, protesta le père ! Pour plaire à chacun, je suis monté dessus, puis toi, puis nous deux, puis nous avons porté l’âne, et maintenant il faudrait de nouveau le conduire…