@Bernard2K :
Les cryptos sont bien un jeu essentiellement à somme nulle. Plusieurs perspectives pour comprendre cela :
1) La montée du prix du bitcoin peut s’interpréter comme une dévaluation des devises fiat. C’est l’argument de beaucoup de partisans du bitcoin : les devises fiat se dévaluent car la confiance en leur valeur est affectée par les politiques d’assouplissement quantitatif (QE) enclenchées massivement par les banques centrales ces dernières années. [Argument valable à mon sens, mais uniquement d’un point de vue théorique : il n’y a vraiment aucune indication d’un risque d’hyper-inflation dans les pays où le QE a été enclenché, pour le moment.] De ce point de vue, un achat, une vente USD/BTC ou EUR/BTC sont des transactions de change. Donc un jeu à somme nulle.
2) La montée du prix du bitcoin ne s’explique que très marginalement par son utilisation réelle (comme moyen de paiement), beaucoup plus par une activité spéculative de nature transitoire. Si on met en rapport le prix du bitcoin avec les données réelles de transactions, on observe une déconnexion totale. On pourrait essayer de décomposer le prix du bitcoin entre sa "valeur intrinsèque" (la valorisation des "services" qu’il offre comme moyen de paiement et réserve de valeur) et la composante spéculative (le ticket de loto). Aujourd’hui, perso je considère que la composante spéculative représente 99+% de la valorisation du bitcoin, car (i) l’utilisation comme moyen de paiement du bitcoin reste marginale et (ii) ses qualités comme réserve de valeur (par rapport à l’or, par exemple) restent à démontrer (perte de 20% du stock depuis l’origine, hyper volatilité, vulnérabilité aux risques technologiques…). Je suis d’accord avec votre exemple (le BTC à 10$) : il y a marginalement une création de richesse dans la mesure où le bitcoin offre des "services" qui méritent une valorisation supérieure à zéro (mais comme mentionné par Vonfleck il faudrait prendre en compte les coûts de minage, notamment énergétiques). Evidemment, si vous considérez qu’il n’y a absolument aucun effet de bulle actuellement sur les cryptos, on aura du mal à se mettre d’accord…
3) Les bulles, celle des cryptos comme toutes les autres, sont toujours destructrices de valeur. Comme Pryx, je considère que la valorisation actuelle des cryptos n’a rien à voir avec leur "valeur de liquidation" le jour où la bulle cessera de gonfler. Ce risque, habituel pour toutes les bulles, est encore accru dans le cas des cryptos par leur très grande illiquidité (par rapport à des actions, par exemple) : plusieurs témoignages sur cette file confirment la difficulté à liquider rapidement une position en cryptos, la congestion (même en temps normal !) de la plupart des plateformes… Ce risque d’illiquidité est massif, et totalement sous-estimé / incompris par les petits épargnants qui achètent aujourd’hui des parts de rêve. La seule comparaison que je trouve pour une telle illiquidité est les ABS et autres CDO de 2007-2008 - qui sont soudainement devenus totalement illiquides quand les investisseurs se sont rendus compte qu’ils n’en comprenaient pas les risques. Mais on parle d’investisseurs généralement professionnels (fonds, banques…).
La bulle des cryptos combine (a) l’illiquidité extrême et (b) la complexité technique (difficile de déterminer la valeur intrinsèque des cryptos) avec (c) l’amateurisme complet de petits épargnants. C’est un cocktail détonnant, qui ruinera beaucoup de rêveurs. Perso, je n’ai pas besoin d’attendre les reportages d’Elise Lucet sur les petits épargnants ruinés pour anticiper les effets désastreux de ce qui est en train de se jouer. C’est bien à cause de ces effets économiques et sociaux destructeurs que l’on considère généralement que les autorités publiques doivent prévenir les bulles et réguler les marchés (théorie lean against the wind en politique monétaire, théorie plus générale des market failures justifiant une intervention publique).
4) La probabilité que la valeur du bitcoin redescende à zéro (ou quasiment zéro) est à la mesure de la probabilité que le bitcoin soit supplanté, dans un avenir plus ou moins proche, par une technologie supérieure (par exemple plus rapide, plus universelle, plus sûre, et/ou mieux régulée). A mon sens, cette probabilité est très élevée - et si elle se matérialise il y aurait strictement un jeu à somme nulle. Beaucoup d’actions montent puis, au bout d’un certain temps, redescendent aussi à zéro (les entreprises vivent, puis meurent) : la différence c’est que pendant la durée de vie de l’entreprise, elle aura créé de la valeur à la fois pour ses actionnaires (dividendes) et pour la société (création d’emplois). Alors que le bitcoin n’aura rien créé du tout. A part la ruine de petits épargnants naïfs, délaissés par des pouvoirs publics passifs car paresseux.
@Seldar :
1) Quand on parle de réserve de valeur, on parle bien de scénarios catastrophe : crises économiques majeures, guerre, catastrophes naturelles majeures, dictatures, voire même une coupure d’internet… Si un actif mérite d’être qualifié de réserve de valeur, il doit démontrer qu’il conserve sa valeur aussi dans de telles circonstances. C’est ce qu’a démontré l’or, depuis des siècles ; l’or peut même résister à une explosion nucléaire (sa radioactivité se dissipant en moins d’un mois). Les fans du bitcoin ne cessent de nous seriner que c’est une réserve de valeur, sans le début du commencement d’une preuve. Appeler réserve de valeur un actif dont 20% du stock s’évapore en quelques années, qui semble difficilement transmissible, qui est vulnérable à l’émergence très probable de technologies bien supérieures, qui n’a manifestement aucun moat (ou alors vraiment un faible), c’est à mon humble avis une grosse blague.
2) Oui, parfois les intérêts des actionnaires (optimisation des dividendes, dans la durée) et des salariés (optimisation des salaires, dans la durée) peuvent ne pas être totalement convergents. Ceci dit, sur la durée, les entreprises les plus performantes pour leurs actionnaires (création de valeur, pas uniquement sous forme de dividendes) semblent souvent être celles qui traitent bien leurs employés : Google et autres.
Personnellement, du point de vue de l’actionnaire et sans aucune considération de morale, je considère qu’il est de mon intérêt que les entreprises dans lesquelles j’investis traitent correctement leurs employés : rétention des talents, réduction du risque de conflits sociaux, etc. Mais effectivement si je constate des avantages excessifs pour les employés (situation de rente), j’ai tendance à voir cela comme un élément négatif. Il y a donc un point optimal, du point de vue de l’actionnaire (et sans aucune considération de morale), du bien-être de l’employé (salaire, sécurité de l’emploi). Ma perception (à confirmer) est que les employés des entreprises françaises cotées sont mieux traités (en termes salariaux et de sécurité de l’emploi) que ceux des entreprises non cotées, ce qui me laisse penser que le point optimal pour l’actionnaire est généralement satisfaisant pour l’employé. Mais ce jugement est évidemment largement à nuancer selon les entreprises.
En attendant, il est incontestable que l’investissement en actions crée de la valeur pour la société, ce qui n’est pas le cas des cryptos.
3) Oui, les considérations de morale sont secondaires pour l’investissement. Chacun fait ce qu’il veut, et ce qu’il peut. Avoir un filtre "éthique" (à dimension variable selon les sentiments de chacun) ou pas.
Mais quand il s’agit de l’intérêt général, que ça vous plaise ou pas, c’est l’Etat et nul autre qui a la charge (et le devoir) de décider. Donc s’il est établi que les cryptos ruinent des petits épargnants, financent des activités illégales, la responsabilité de l’Etat sera de mettre fin au jeu de massacre. Et, geek ou pas, libertarien ou pas, fan de l’Etat ou pas, tout le monde devra se soumettre aux règles définies démocratiquement pour protéger l’intérêt général.
4) Effectivement, les cryptos sont pertinentes dans les pays où la devise fiat a perdu toute crédibilité en raison de politiques irresponsables : Venezuela, Zimbabwe. Au Zimbabwe, le prix du bitcoin est même plus élevé que dans le reste du marché. Mais que représentent ces pays à l’échelle mondiale ? L’envolée du bitcoin ne pourrait éventuellement se comprendre que s’il y avait un risque aigu d’hyper-inflation à l’échelle mondiale.
Les cryptos ont un bel avenir… si les devises fiat sont gérées de façon irresponsable. On peut critiquer le QE, mais aujourd’hui rien (mais vraiment rien de rien : voir les anticipations d’inflation pricées par les obligations indexées sur l’inflation, ou encore les sondages) ne suggère un risque d’hyper-inflation aux USA. Idem en Europe. Au Japon. En Corée du Sud. Les banques centrales ont mis en place le QE précisément pour éviter le risque inverse - la déflation - qui est un danger beaucoup plus menaçant pour les pays développés (voir le cas du Japon depuis la fin des années 1990). A nouveau, les supporters du bitcoin jouent sur des peurs, des incompréhensions (effectivement, le QE c’est assez technique) pour faire gonfler leur petite bulle.
Mais les fadaises - la pseudo réserve de valeur, la pseudo dévaluation des devises fiat - ne résistent pas à une analyse un minimum rigoureuse. Alors que les faiblesses du bitcoin et autres cryptos actuelles - l’absence de moat face à l’émergence très probable de technologies supérieures, le niveau ridicule des transactions en raison des limitations techniques - sont bien réelles.
Dernière modification par Scipion8 (18/12/2017 09h00)