Suite (et fin ?) de mes réflexions sur la physique appliquée au vélo et aux déplacements.
On a vu que :
- la puissance développée par un cycliste est très limitée : puissance aérobie maximum de l’ordre de 100 watts pour une personne en méforme, 200 watts pour un sportif "courant" ; la puissance "confortable" étant de l’ordre de 70 % de cette puissance max, soit 70 watts pour le sédentaire et 140 watts pour le sportif.
- le frein à l’avancement est principalement aérodynamique, dès lors qu’on essaie d’aller un peu plus vite, car la puissance de freinage aérodynamique est proportionnelle au cube de la vitesse, alors que la puissance de freinage mécanique (pneus, transmission) est proportionnelle à la vitesse. Il faut 136 watts pour aller à 25 km/h sur le plat, en position relevée, dont 63 % de résistance aérodynamique. A 30 km/h, c’est 210 watts dont 71 % d’aérodynamique. A 40 km/h c’est 435 watts dont 81 % d’aérodynamique.
Ce qui amène à dire : comment réduire la résistance aérodynamique ?
Comme sur tous les autres véhicules : avec un carénage aérodynamique !
Ce qui est arrivé très tôt dans l’histoire : Etienne Bunau-Varilla, jeune ingénieur français, met au point au début des années 1910 un "vélo-torpille", dépose les brevets, met un champion cycliste dessus, et bat les records dès 1913 :
Dès l’année suivante, la fédération cycliste interdit les "dispositifs réduisant la résistance de l’air" et invalide le record.
Autre étape historique importante : en 1933, Francis Faure bat le record de l’heure sur un vélo couché dit "vélocar" développé par Charles Mochet ; M. Mochet avait pris la précaution de demander à l’UCI (Union Cycliste Internationale) quelles machines étaient acceptables, et son vélo couché (non caréné) l’était :
Rebelote : dès l’année suivante, l’UCI interdit la position couchée et invalide le record.
Voilà comment deux inventions géniales, qui permettaient au vélo d’être beaucoup plus performant, ont été tuées dans l’oeuf par les instances sportives. S’il est normal de fixer des règles pour que les compétiteurs se battent à armes égales, est-ce normal de brider ainsi le progrès technologique ? C’est comme si on avait interdit aux voitures de course de prendre des formes aérodynamiques ; et interdit aux avions d’avoir moins de deux ailes. Avec de tels bridages à l’innovation, on aurait peut-être toujours des voitures toutes carrées, et les avions seraient tous des biplans !
Certes, il n’est pas interdit de faire des vélos couchés et/ou carénés, mais ils ne peuvent pas s’engager dans les courses médiatisées. Or, les gens achètent des vélos dérivés de ceux des champions qui passent à la télé. Les vélos agrées pour la compétition dictent donc leurs formes et leurs solutions techniques aux vélos de monsieur tout le monde.
Pour rendre courte une histoire longue, ces deux solutions (position couchée d’une part, carénage de l’autre) ont continué à vivoter, mais bien loin des moyens financiers et de l’exposition médiatique des vélos "officiels".
Au niveau des performances atteintes actuellement, il n’y a pas photo :
- le record du monde de vitesse dans une machine mue sur le plat par la seule force de l’homme est de 144,17 km/h dans l’Aerovelo :
- le record du monde de vitesse agrée par l’UCI sur un vélo conforme à ses règles est 77,7 km/h (sur 200 mètres lancé).
- le record du monde de distance parcourue en une heure (dans une machine mue sur le plat par la seule force de l’homme) est de 91,6 km dans l’Eiviestretto.
- le record du monde de l’heure agrée par l’UCI, sur un vélo conforme à ses règles, est 54,5 km/h.
(quelques points de détail sur cette performance de Bradley Wiggins :
1) le vélo est très loin d’être ordinaire ; outre d’extraordinaires qualités mécaniques pour un poids très réduit, il a aussi un profilage aérodynamique poussé, même s’il n’y a pas de carénage proprement dit ; regardez les roues à flasques, la forme du cadre, de la fourche et des haubans, très profilés ; d’ailleurs, ces vélos sont toujours à la limite d’être acceptables selon les règles de l’UCI, comme l’a prouvé la polémique qui a suivi Record de l’heure : Bradley Wiggins a-t-il triché ?
2) la position des mains sur l’avant n’est pas naturelle : elle est étudiée pour avoir une forme de déflecteur. Ses mains servent de mini-pointe de carénage !
3) Son casque est également profilé
4) les organisateurs ont monté la température du vélodrome à 30 °C pour abaisser légèrement la pression de l’air. Il a été calculé qu’à 20°C, il aurait parcouru 490 mètres de moins dans l’heure.
5) Bien sûr, il faut un moteur humain extraordinaire. Sa puissance a été calculée à 468 watts (440 watts selon d’autres sources), ce qui est absolument énorme. Antoine Vayer, ancien médecin de l’équipe Festina, a développé une méthode de calcul très précise de la puissance développée par les cyclistes sur route. Il estime le cycliste comme"suspect" à partir de 410 watts, "miraculeux" à partir de 430 watts et "mutant" au-delà de 450 watts. Notez qu’il y a une différence entre des cyclistes qui font 3 à 5 heures tous les jours et qui doivent donc tenir sur la durée, et un recordman sur piste qui sait qu’il n’à qu’une heure à tenir et qu’il pourra ensuite se reposer pendant des jours.
Bref, toute cette parenthèse pour dire que le coureur et son entourage étaient hyper-conscients de l’énorme influence de l’aérodynamisme sur un tel record et qu’ils ont tout fait, dans les limites des réglements de l’UCI, pour diminuer les frottements aérodynamiques. Fin de la parenthèse !).
(encore une petite digression : autre façon de voir l’énorme influence de l’aérodynamique : si, au lieu de lutter contre la résistance de l’air, on profite au contraire de l’aspiration d’un véhicule placé devant, un vélo peut aller très vite : le record du monde de vitesse à vélo (sans moteur sur le vélo) est à 268,8 km/h, obtenus en roulant derrière un dragster !).
En tout cas, on voit l’énorme différence de performance entre les vélos conformes aux règles de l’UCI, et ceux qui utilisent les innovations couché + caréné. Et encore :
- les vélos "UCI" sont néanmoins optimisés pour l’aérodynamisme, dans les limites du règlement (cadre profilé, mains utilisés en déflecteur, casque profilé…) ; ils sont donc très différents du vélo de route du cycliste amateur, même s’il casse sa tirelire pour avoir un très bon vélo.
- les vélos couchés carénés ne bénéficient pas des mêmes moyens de développements et leurs pilotes ne sont pas les meilleurs mondiaux entraînés et sélectionnés par des décennies de compétition mondiale ! Si l’UCI avait autorisé les vélos couchés carénés, et qu’ils aient donc bénéficié des énormes moyens financiers et des meilleurs cyclistes mondiaux, les records seraient peut-être de 200 km/h en pointe et 120 km/h sur l’heure, quelque chose comme ça !
Certes, comme toujours, les machines à record ne sont pas utilisables au quotidien. Mais un "vélo" performant, aujourd’hui, devrait ressembler à cela :
Source : Velomobiel.nl - Welkom
Vous noterez qu’en pratique, on rajoute une 3e roue (voire une 4e), car en position couchée avec un carénage, si l’on a que deux roues, il est bien difficile d’éviter la chute ! Un tricycle ou quadricycle caréné s’appelle un "vélomobile". Du point de vue du code de la route, pourvu que ça ait au moins deux roues et que ça soit mû par la seule force des personnes se trouvant dessus, c’est un "cycle". Donc 2,3 ou 4 roues, couché ou debout, caréné ou non, c’est tout pareil : "cycle", ou "vélo" dans le langage courant.
Un trajet vélotaf en vélomobile (sans assistance électrique) ressemble à ça :
Dans une autre vidéo dont je vous fais grâce, on voit un tel vélomobile prendre part à une course cycliste. Même contre des compétiteurs entraînés, le vélomobile les dépasse rapidement et reste seul en tête. Sur le circuit complet, il atteint 49 km/h de moyenne contre 39 km/h pour le meilleur des cyclistes "debout".
Même en gardant la position "debout", un vélo performant devrait ressembler à ça :
C’est ce que produit un des meilleurs designer de vélos au monde (Robert Egger), travaillant pour l’un des fabricants majeurs de vélos (Specialized), quand il s’autorise à ne pas respecter les règles de l’UCI. Vous pouvez d’ailleurs admirer, outre le demi-carénage et la roue arrière nettement plus grosse que l’avant, les mediums levés de Mr Egger sur plusieurs photos ; parce que sa création n’est possible qu’en disant "fuck the rules".
Voir : creative director robert egger ditches strict bike regulations for latest specialized concept
Et alors, quel est l’état de la production de ces vélos, qui sont optimum du point de vue de la physique ?
- pour les vélos couchés carénés, Velomobiel.nl est le plus gros fabricant mondial… avec 80 à 166 unités produites, par an. Cela reste artisanal et confidentiel.
- le vélo debout caréné de Robert Eggger est un concept-bike, qui ne sera jamais produit commercialement, et reste d’ailleurs un cas isolé, presque personne ne s’intéressant au sujet, vu que ça ne se vend pas, vu que ça ne "respecte pas les règles". C’est hallucinant de voir ce "désert" de développement et d’innovation pour des vélos debout qui ne respecteraient pas les règles de l’UCI. Ces règles ont vraiment tué le développement et l’innovation.
Parlons maintenant de l’assistance électrique. Le vélo couché (non caréné) est moins performant que le vélo debout sur un seul segment : en montée. Quand y rajoute le poids du carénage, c’est pire. L’assistance électrique est donc pertinente, car elle va permettre au cycliste de franchir plus facilement les montées, et aussi de démarrer plus rapidement aux feux, stops, cedez-le-passage, etc. Et alors, ces vélos couchés carénés sont-ils équipés d’une assistance électrique ? Non, très peu, quasiment aucun fabricant n’en propose de série ; on ne peut en avoir qu’en demandant du sur-mesure, ou en l’équipant en seconde monte.
Les raisons en sont :
- les acheteurs de ces vélomobiles sont des puristes ;
- le carénage permet d’être performant et d’atteindre facilement 30 à 40 km/h (sur le plat) donc l’intérêt d’une assistance qui se coupe à 25 km/h est faible (sauf en montée bien sûr). Or, beaucoup d’utilisateurs de vélomobiles sont dans des régions plutôt plates.
- le prix de l’assistance, qui renchérit ces modèles déjà très chers.
- le poids : ces vélomobiles sont optimisés en poids, rajouter entre 4 et 12 kg d’assistance électrique ne plaît pas à grand monde.
En résumé : à mon humble avis, le tricycle couché caréné à assistance électrique est un optimum, du point de vue de la physique appliquée au vélo : léger, aérodynamique, rapide (30 à 45 km/h atteints facilement), et l’assistance vient combler le seul défaut du concept : la difficulté à franchir les côtes. Malheureusement, c’est extrêmement peu répandu, pour cause de prix très élevé, de conformisme, d’inadéquation des voiries et des réglementations, etc.
Bon, les limites de ces vélomobiles, de ces vélos couchés carénés, avec ou sans assistance électrique, sont assez évidentes : on n’emporte pas plusieurs personnes, on n’emporte pas plein de bagages, on ne va toujours pas très vite (par rapport à une voiture). Oui, comme tout autre vélo. Ca reste des vélos, pas des voitures.
Quelques réflexions encore :
Idéalement, il faudrait mettre une assistance électrique encore plus puissante (genre moteur de 500 watts et batterie de > 500 Wh) : avec un faible ajout de poids, on aurait un véhicule qui pourrait aller facilement à une vitesse de croisière de 40 à 60 km/h. Ca serait un excellent compromis vitesse/poids/performance. Mais on se heurte aux réglementations, non plus sportives mais du code de la route : pour que ça reste un VAE, l’assistance est limitée à 250 W et 25 km/h. Si on dépasse, on passe en cyclomoteur, ou en tricycle ou quadricyle à moteur, ou encore en voiture sans permis.
Un vélo de route "normal" peut facilement aller entre 60 et 90 km/h sur les grandes descentes, avec aucune protection passive pour protéger le cycliste, et ça n’est pas interdit. Mais dès qu’on raisonne sur les typologies de véhicules, on voit qu’on n’a pas le droit d’ajouter une assistance électrique qui amènerait un vélo couché caréné à des vitesses de l’ordre de 40-50 km/h. C’est sans doute une bonne chose du point de vue de la sécurité routière, mais ça empêche le développement du vélomobile électrique, qui serait pourtant une excellente chose du point de vue de l’éco-mobilité.
Si on veut renforcer la sécurité et/ou se conformer aux réglementations, on doit renforcer le châssis, la carrosserie, l’éclairage, les roues, les freins, et on est obligé d’alourdir considérablement le véhicule. Les besoins de puissance de moteur et de capacité de batterie s’envolent, ce qui alourdit encore plus. Du coup, la puissance que peut fournir le cycliste devient négligeable, et on peut aussi bien supprimer le pédalage.
Pour autant, en restant sur un véhicule compact et léger, on peut tout de même, par rapport à une voiture électrique, réduire considérablement les besoins de puissance de moteur et de capacité de batterie. C’est ce que fait Renault avec la Twizy. On peut rouler à 80 km/h dans un véhicule de 470 kg (à vide), avec seulement 13 ch (17 kW) de moteur et 6,1 kWh de batterie. C’est de l’ordre de 4 à 7 fois moins qu’une Zoe.
On peut aussi voir un lien avec les scooters électriques, à 2 ou 3 roues, qui se développent, répondant à des besoins de mobilité urbaine (facteurs, livreurs, flottes de véhicules partagés, trajets domicile-travail…). Ils utilisent des moteurs et batteries 5 à 20 fois moins gros qu’une voiture électrique : cf Deux-roues électriques : les ventes en hausse de 33,2 % en 2017
Bref, il y a une grande variété de solutions, et une véritable continuité technique, entre :
- vélo classique
- VAE
- vélo couché caréné, avec ou sans assistance électrique,
- scooters, tricycles et quadricyles à moteur électrique.
Malheureusement, dans cette liste, le vélo couché caréné est le seul qui n’ait pas atteint le stade de la commercialisation à grande échelle, alors qu’il correspond à un vrai optimum technique et physique.
Oh, d’ailleurs, ça me rappelle pourquoi j’ai mis si longtemps à acheter un VAE. Ca fait plus de 25 ans que je m’intéresse aux alternatives, mais avec l’expérience et ma formation d’ingénieur, j’ai appris à repérer les étapes de développement d’un produit : concept ; prototype ; petite série encore chère et/ou boggée ; début du développement commercial à grande échelle ; vrai développement commercial à grande échelle.
Or, il est clair que, si on veut un équipement fiable et bon marché, il vaut mieux attendre l’étape du développement commercial. Faire partie des pionniers se paie cher, en euros, mais aussi en soucis de fiabilité. C’est pour ça que j’ai acheté un VAE, et pas un vélo couché caréné. Même si je m’intéresse aux alternatives, en tant que consommateur, j’aime quand même mieux quand une technologie est arrivée à une certaine maturité : ça veut dire moins cher et plus de fiabilité. Le vélo couché caréné aura vraiment percé quand on pourra l’acheter chez Décathlon !
Dernière modification par Bernard2K (18/09/2018 08h51)