1 #1976 15/08/2018 10h31
- Scipion8
- Membre (2017)
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@Palawan :
Je partage tout à fait le point de vue que les cryptos ne sont qu’une des multiples manifestations de contestation du "système", une des nombreuses marques de défiance envers l’ordre établi :
- défiance envers la démocratie : abstention massive, triomphe des populismes, culte des chefs autoritaires ;
- défiance envers les médias : fake news, sites de "réinformation", conspirationnisme ;
- défiance envers la science : contestation du réchauffement climatique ;
- défiance envers la banque centrale, vue comme un simple relai des "manipulations" monétaires de l’Etat ;
- défiance envers les banques, vues comme fondamentalement corrompues et malsaines.
Ironiquement, la diffusion de ces idées "contestataires" a été facilitée par le système lui-même : Google, Facebook, Twitter, et leurs effets de réseaux qui font qu’une personne qui commence à consulter un site conspirationniste va s’inscrire à un autre, puis un autre, etc., jusqu’à ne plus consulter que cela et considérer ces délires comme vérités établies.
Le Bitcoin et autres cryptos ont prospéré sur ce terreau de cette défiance envers la banque centrale, les Etats et les banques, particulièrement après la crise de 2008 :
- Les sauvetages des banques par les Etats (TARP aux USA notamment) ont été perçus (en partie à raison, hein) comme une socialisation injuste des pertes d’agents privés, d’ailleurs privilégiés, les fat cats de Wall Street.
- Le QE a été considéré comme une manipulation de la monnaie par les banques centrales.
- Le bail-in des déposants à Chypre a été interprété comme la preuve que les dépôts bancaires ne sont fondamentalement pas sûrs.
Ce n’est pas être condescendant que de nuancer ces jugements. De façon générale, dans les critiques du "système", il faut distinguer la critique utile, argumentée et informée (Chomsky, par exemple ?), de l’énorme avalanche d’incompréhensions et de bêtises. Il en est de même pour le Bitcoin et autres cryptos.
D’une part, il y a, comme dit Juillet, une idée fondamentale de désintermédiation, de suppression des tiers de confiance, et une solution technologique (pour le moment assez bancale, à mon sens) pour y arriver. Cette idée est effectivement révolutionnaire. Perso, je pense (i) qu’il va falloir beaucoup de temps pour la mettre au point et que les cryptos actuelles ne sont que des ébauches, et (ii) qu’on ne peut entièrement remplacer l’autorité par la technologie : on le voit avec les difficiles questions de gouvernance des cryptos, les forks, etc. et la question fondamentale de préserver la valeur d’une cryptomonnaie dans un environnement de technologie changeante. Pour moi ces réponses passent par une autorité (la banque centrale, par exemple), mais ce n’est pas le seul modèle, et c’est un vaste débat.
D’autre part, il y a les incompréhensions sur la politique monétaire, le mandat d’une banque centrale, le QE, les risques d’un bilan bancaire… Ces incompréhensions dominent les échanges dans la communauté cryptos. On nous explique par exemple que le QE est la ruine des monnaies fiat… alors qu’il n’y a aucune anticipation d’inflation. On découvre que les dépôts bancaires sont un actif risqué et on met en doute l’efficacité du mécanisme de garantie des dépôts en soulignant que les fonds de garantie sont insuffisamment dotés… sans comprendre que l’Etat en est le garant. Ce n’est pas être condescendant que de souligner ces incompréhensions.
Pour ceux, comme Faith ou moi, qui consacrent leur carrière à faire fonctionner et à améliorer le "système", ces incompréhensions assénées avec certitude sont fatigantes. Il faut bien comprendre que le "système" est le fruit de décennies d’évolutions technologiques et réglementaires incessantes. Ces évolutions ont notamment été le fruit des crises successives, qui ont permis de dévoiler les failles du système. A chaque crise, on essaie de rendre le système plus performant et plus résilient.
Par exemple :
- le Securities Exchange Act de 1934 a résulté du krach boursier de 1929 et des abus de marché alors constatés ;
- l’environnement réglementaire des banques (Bâle III) a été profondément modifié après la dernière crise ;
- les pratiques des banques centrales en matière de politique monétaire non-conventionnelle et de prêteur en dernier ressort (mes spécialités professionnelles) ont été révolutionnées par l’expérience de la dernière crise : la BCE 2018 n’a pas grand’ chose à voir dans ces domaines avec la BCE 2006 ;
- les systèmes de paiement connaissent aussi des évolutions transitions technologiques majeures.
Donc, quand Kevin nous assène que le système ne marche pas, que les banques sont pourries, que la banque centrale ne sert à rien, que la réglementation c’est de la paperasse inutile, et que l’avenir c’est le Bitcoin et aucune règle, c’est assez consternant. Il ignore juste 200 ans ou plus d’histoire financière.
Pire, dans un second temps, Kevin réalise, comme dit Faith, qu’on a besoin de solutions techniques pour les cryptos - qui existent depuis longtemps dans le système conventionnel… Et je n’ai pas de doute qu’il découvrira bientôt qu’on a aussi besoin de quelques règles (par exemple contre les abus de marché) et d’une gouvernance.
Tout cela est sympathique, mais enfin ça donne l’impression qu’on veut mettre à bas l’ancien monde, qu’on en construit un nouveau sans règles, pour finalement, petit à petit, recopier peu à peu l’ancien monde… un peu comme les soixante-huitards idéalistes d’hier sont devenus les gros bourgeois d’aujourd’hui.
Bon, comme dit Juillet, au-delà des aspects techniques, il y a aussi un aspect idéologique et politique. Aux USA, le courant libertarien n’a jamais accepté la création de la Fed en 1913. Ils voient les cryptos comme un espoir d’avoir raison, finalement. On verra, ça risque de prendre du temps avant d’avoir une cryptomonnaie fiable, et la meilleure chance à mon avis serait sous l’autorité d’une banque centrale (expérimentations en cours notamment en Suède et au Canada) - donc pas ce dont rêvent les libertariens. Mon sentiment, c’est que l’idéalisme des libertariens et des jeunes qui veulent changer le monde se perd peu à peu dans les eaux boueuses des pump and dump et autres manipulations de marché. Souvent les révolutions commencent par des idéaux et finissent dans le purin.
PS : Désolé pour le message débordant un peu du sujet des cryptos, mais comme la file était aussi atone que le cours des cryptos, j’espère que c’est OK.
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