Bonjour Kihv,
Plutôt que de répondre à vos questions une à une, voici quelques réflexions ou éléments supplémentaires qui doivent y répondre au moins partiellement (j’ajouterai éventuellement des réponses plus précises dans un autre message, s’il apparaît que j’ai oublié certaines questions). Certains de ces éléments sont factuels, d’autres sont plus "politiques" et reflètent ma vision personnelle.
1) La politique monétaire, bien que service public "technique" (= c’est la gestion d’un bien commun, la monnaie, par un émetteur monopolistique public, la banque centrale) n’est pas "idéologiquement" neutre. Elle repose à la fois sur des modèles économiques (qui sont imparfaits, critiquables et ont leurs limites, comme vous le dites justement) et sur une vision "politique". En gros, on peut dire que la politique monétaire telle qu’elle est menée par la Fed ou la BCE repose sur une vision libérale, qui vise à atteindre l’optimum général, c’est-à-dire la maximisation de "l’utilité" (= le "bonheur") de la population, approximée par sa capacité à consommer.
Cette vision (que je partage largement, perso) est évidemment très éloignée de celle des disciples de la "décroissance". Pour moi, le cas du Japon (une déflation prolongée, une zombification de l’économie qui ralentit l’innovation et affecte la compétitivité, un état général dépressif qui contribue à la baisse de la population) est une catastrophe (et c’est le principal scénario de risque pour la zone euro), alors que pour un fan de Greta Thunberg, c’est peut-être un exemple à suivre (consommons moins, faisons moins d’enfants pour sauver la planète etc.). Un écolo rigoriste / "décroissant" pourrait légitimement considérer une cible d’inflation non nulle comme fondamentalement "mauvaise pour l’environnement", puisque dans sa vision du monde il faut moins consommer.
Disons que l’approche actuelle de la politique monétaire aux USA et en Europe (= une politique monétaire guidée essentiellement par une cible d’inflation de 2%) reflète à mon sens :
a) le moins mauvais des modèles économiques connus, sur la base empirique des expériences internationales jusqu’à présent (notamment les expériences d’hyper-inflation et de déflation),
b) l’avis de la majorité de la population, qui veut de la croissance (et pas de la décroissance) et pas trop d’inflation (c’est la préférence des épargnants, qui votent beaucoup plus que les non-épargnants, et de façon plus "efficace", i.e. ils votent moins de façon "inutile", pour des partis qui n’arriveront jamais au pouvoir).
Cela dit, le niveau de compréhension économique évolue, et les préférences majoritaires de la population aussi (par exemple sur la question environnementale), donc je ne pense pas du tout que ce modèle de politique monétaire soit figé à perpétuité.
D’ailleurs, ce n’est pas la banque centrale qui fixe son mandat ! C’est la population, par ses représentants, qui détermine le mandat de la banque centrale (inscrit dans ses statuts, dans la loi voire la Constitution). La banque centrale se contente d’appliquer strictement son mandat, sans faire de politique. Le mandat de la banque centrale est donc une question éminemment politique et démocratique.
2) Si l’on adopte cette vision "libérale" qui assimile l’optimum économique à la capacité maximale de consommer pour la population, alors il n’y a pas de dépense "inutile". Toute dépense de consommation va ajouter à l’utilité générale : la babiole absolument superflue que vous venez d’acheter va permettre à celui qui l’a fabriquée, et à celui qui vous l’a vendue, de mettre les couverts sur la table ce soir.
Cela dit :
a) Il faut évidemment que la dépense de consommation soit solvable : si les consommateurs s’endettent excessivement pour acheter des bêtises, les conduisant plus tard à trancher dans des dépenses essentielles, ce n’est évidemment pas optimal.
b) Il y a évidemment des niveaux variables d’utilité dans la dépense de consommation : pour prendre 2 extrêmes, une dépense d’éducation pourra être très profitable, pour le consommateur et pour la société dans son ensemble, alors qu’un achat de drogues (tabac, par exemple) le sera beaucoup moins (voire aura à terme des effets destructeurs à la fois pour le consommateur et pour la société dans son ensemble).
Sur ce point, la banque centrale est "aveugle" : elle ne sait ni ne peut faire le tri dans les dépenses, elle n’a d’influence qu’au niveau le plus macro. C’est le rôle de l’Etat, notamment par des dispositifs fiscaux, d’encourager les dépenses vertueuses (= à externalités positives) et de décourager les dépenses vicieuses (= à externalités négatives).
3) Une psychologie récessive ou déflationniste ne va pas forcément conduire à une amélioration de la "qualité" des dépenses de consommation. Par exemple, si un fumeur lourdement dépendant anticipe une déflation (= une baisse générale des prix, mais aussi et surtout de l’activité et de ses revenus), il va sans doute trancher d’abord sur les dépenses "plaisir" apparemment "superflues", comme les sorties et les petits restos avec la copine, plutôt que sur les clopes (les dépenses sur les drogues diverses ont même tendance à augmenter lors des récessions). Laquelle de ces 2 dépenses est vraiment "utile", laquelle est vraiment "inutile" ? Quels seront les effets de long-terme de ces choix de consommation sur la psychologie et la santé de ces 2 personnes ?
4) Une déflation est un phénomène général, massif et auto-entretenu (des anticipations auto-réalisatrices d’une baisse générale des prix et de l’activité), à distinguer des baisses de prix sectorielles (dans la techno, par exemple). On parle de déflation quand les agents économiques, collectivement, anticipent une baisse continue des prix, mais aussi et surtout de leurs revenus.
Cela dit, les baisses de prix sectorielles, la "désinflation" dans les secteurs technologiques, par exemple, peuvent contribuer à l’enracinement d’une mentalité déflationniste (mais pas causer à eux seuls une déflation).
5) Les mesures d’inflation intègrent généralement des ajustements pour prendre en compte l’évolution de la qualité des produits (hedonic quality adjustment). Si le nouveau modèle de téléphone portable, bien meilleur techniquement que l’ancien, affiche le même prix de vente, alors son impact sur la mesure générale d’inflation est négatif. Si la qualité s’améliore et si les prix baissent (pour des raisons d’intensité concurrentielle), alors il y a un double effet négatif sur l’inflation !
Cela explique sans doute la différence entre les perceptions d’inflation par les consommateurs et les mesures statistiques d’inflation : comme consommateurs, nous nous sommes habitués à une amélioration constante de la qualité de nos produits (technos, notamment), sans toujours réaliser que s’il n’y pas de hausse de prix reflétant "proportionnellement" cette amélioration du service rendu, alors il y a une augmentation insensible mais "réelle" (= en termes de "choses", en termes de service rendu) de notre pouvoir d’achat.
Les catégories de produits concernées par cet "ajustement de qualité hédonique" sont très nombreuses et ne se limitent pas à la technologie : il s’agit notamment aussi de vêtements et de logement.
6) Les bénéfices d’une augmentation de x% des prix de vente d’une entreprise se distribuent entre travailleurs (salaires), apporteurs de capitaux (profits), et fournisseurs, selon (i) les contributions de chacun à la production et (ii) les rapports de force (sociaux et commerciaux) entre eux. En particulier l’augmentation des salaires peut être supérieure ou inférieure à x% : il ne s’agit pas simplement de productivité du travail, mais aussi de rapports de force entre travailleurs et employeurs, flexibilité de l’emploi, niveau du chômage etc. Il y a tout un pan de l’analyse économique qui examine la transmission (passthrough) de l’inflation aux salaires, en regardant le rôle de ces différents facteurs.
7) De façon générale, les banques centrales n’aiment pas les mécanismes d’indexation « automatique » (des prix, salaires, pensions, placements etc.) sur l’inflation, car ces mécanismes facilitent la formation de spirales inflationnistes ou déflationnistes. Par exemple, si les prix augmentent de x%, il est économiquement plus sain que les entreprises évaluent l’opportunité d’augmenter les salaires de y>x% ou z<x%, selon par exemple la situation économique (taux de chômage etc.), leurs contraintes propres (niveau de qualification et substituabilité des employés, concurrence, solvabilité etc.), plutôt qu’elles ne répliquent aveuglément l’inflation de x%. De même, la rémunération d’un placement doit rémunérer le risque pour l’investisseur – sa responsabilité étant de bien comprendre et évaluer ce risque.
8) Une redistribution "naturelle", par un peu d’inflation, est largement préférable à une redistribution organisée, coûteuse et politiquement contestable. L’Etat peut faire de la redistribution et c’est l’un de ses rôles, mais en général cela a un coût - en termes de dépenses publiques (frais de gestion de l’Etat-Providence) et en termes d’allocation des ressources humaines.
9) Dans beaucoup de pays du monde, il n’y a pas de politique monétaire efficace. Les décisions de la banque centrale sur les taux directeurs ou le volume de liquidité bancaire ne se transmettent pas (ou très mal) à l’économie réelle. Le cycle économique joue alors pleinement, sans réponse contracyclique de la banque centrale. Cela signifie des récessions beaucoup plus sévères et une économie beaucoup plus vulnérable aux chocs exogènes (prix du pétrole, par exemple). Tous ces pays sans politique monétaire effective sont pauvres (pas d’exception, à ma connaissance). C’est dans ces pays que je travaille depuis 3 ans, ma mission consistant à essayer de mettre en place et de faciliter la transmission de la politique monétaire (ce qui requiert beaucoup de mesures techniques relatives à la gestion de la liquidité bancaire et au développement du marché monétaire).