A propos de l’"helicopter money", dans le contexte de la zone euro :
1) Quel est l’objectif de l’helicopter money? L’helicopter money n’est pas une mesure de "relance" qui serait une alternative à une relance keynésienne traditionnelle par la dépense publique (sous l’autorité du gouvernement).
L’helicopter money n’est pas une mesure redistributive. Pour prendre une mesure redistributive, c’est-à-dire pour décider que X recevra plus que Y, il faut un mandat politique / démocratique, qu’une banque centrale n’a pas. La redistribution se fait uniquement sous l’autorité d’un gouvernement (avec vote d’un Parlement) - pas d’une banque centrale. Donc si la banque centrale fait de l’helicopter money, c’est la même somme pour tout le monde (il y a 2 variantes : tous les citoyens majeurs ou bien toute la population, mineurs compris).
L’objectif de l’helicopter money - pure mesure de politique monétaire - est de faire remonter l’inflation et les anticipations d’inflations près de la cible d’inflation de la banque centrale : en zone euro, un indice harmonisé des prix à la consommation inférieur à 2%, proche de 2%.
On veut davantage d’inflation, c’est-à-dire une monnaie moins forte, en termes réels. On augmente donc "l’offre" de monnaie en arrosant l’ensemble des agents économiques avec de la monnaie "gratuite", sans passer par les banques (contrairement au QE).
2) L’helicopter money est-il nécessaire en zone euro ? En théorie, une mesure extraordinaire de politique monétaire non-conventionnelle comme l’helicopter money ne peut s’envisager qu’en cas de (i) risque important d’un "désancrage" des anticipations d’inflation par rapport à la cible de la banque centrale et (ii) inefficacité des autres instruments (conventionnels ou non) de la banque centrale.
En zone euro, l’inflation sous-jacente (hors prix de l’énergie et de l’alimentation) semble se stabiliser autour de 1%, et les anticipations d’inflation à moyen terme (BEIR = breakeven inflation rate des obligations indexées sur l’inflation et ILS = inflation-linked swaps) sont autour de 1,5% - donc bien en-deçà de la cible de la BCE, malgré les taux négatifs, malgré le QE, malgré les opérations de très longue maturité (TLTRO).
Toutes ces mesures de la BCE ont eu un impact positif sur l’inflation, sur les anticipations d’inflation et sur l’activité économique (cf. les graphiques 8 et 9 ici), mais pour l’instant pas suffisant pour se rapprocher de la cible de la BCE. Donc la question qui se pose à la BCE, c’est de "rajouter" une couche sur ces mesures (= des taux encore plus négatifs, une réactivation du QE etc.), sachant que leur efficacité marginale décroît et qu’elles peuvent avoir des effets pervers, ou bien d’inventer d’autres mesures (l’helicopter money étant la plus extrême).
3) L’helicopter money est-il légal dans la zone euro ? Comme toute banque centrale, la BCE ne peut agir que dans le cadre de ses statuts. Toute mesure débordant de ces statuts serait sanctionnée par la Cour de Justice de l’UE.
L’Article 18 des Statuts de la BCE lui donne le pouvoir de faire des opérations de dépôt et de prêt avec les banques (les prêts devant être collatéralisées de façon "adéquate") et de faire des opérations d’achat et de vente. C’est la base de toutes les mesures conventionnelles et non-conventionnelles de la BCE (notamment le QE). Cet Article 18 ne semble pas autoriser l’helicopter money.
Cela dit, l’Article 20 des Statuts de la BCE lui donne la possibilité, à la majorité des 2/3 du Conseil des Gouverneurs, de prendre des mesures de "contrôle monétaire". Cela pourrait-il comprendre l’helicopter money ? C’est une question d’interprétation. Perso j’ai un doute, et je suis à peu près sûr que la Bundesbank et beaucoup à la BCE considèrent que l’helicopter money n’est pas légalement possible.
4) L’helicopter money serait-il efficace dans la zone euro ? A mon sens, le risque de thésaurisation est réduit, car comme certains l’on dit ici, l’essentiel de la masse monétaire injectée serait mise à disposition de ménages modestes, qui ont de forts besoins non-satisfaits de consommation et/ou sont endettés. Bien sûr, il y aurait des effets d’aubaine pour les ménages riches, mais compte tenu des taux négatifs ou très faibles sur les placements sans risque, on peut penser que les riches investiront cet argent dans des actifs risqués.
Injecter de la monnaie, que ce soit par du QE ou par l’helicopter money, doit à terme avoir un impact positif sur l’inflation, car l’équation MV = PT est respectée. L’helicopter money augmente la masse monétaire M et les taux négatifs augmentent la vélocité de la monnaie V, donc l’inflation P et l’activité économique T doivent augmenter. En revanche, difficile d’affirmer que l’helicopter money serait plus efficace qu’une nouvelle couche de QE.
5) Quels sont les principaux risques de l’helicopter money ? Et quelles sont les solutions possibles ?
Perso j’identifie 3 problèmes / risques principaux (au-delà de la question juridique sus-mentionnée) :
a) Comment distribuer une somme de xxxx € à tous les citoyens de la zone euro ? La BCE pourrait s’appuyer sur les autorités fiscales. Mais je ne suis pas sûr du traitement des ménages non fiscalisés / non bancarisés. Il est essentiel pour la légalité de la mesure qu’il n’y ait aucune discrimination ni exception. Même sans compte bancaire, un ménage pourrait recevoir la somme en cash auprès de la Banque de France et/ou des autorités fiscales (qui ont l’habitude de gérer des mesures distributives larges, comme l’allocation de rentrée scolaire).
Une façon plus élégante de gérer l’helicopter money serait via des euros digitaux, des "cryptos de banque centrale" (CBDC, central bank digital currencies) : chaque citoyen aurait ainsi un compte sécurisé et anonymisé à la banque centrale, qui serait crédité chaque fois que la BCE ferait de l’helicopter money. La BCE est très prudente / sceptique sur les CBDC, mais perso je m’attends à ce que sa position change avec l’arrivée de Mme Lagarde à sa tête.
b) Comment empêcher une hausse incontrôlée de l’inflation ? Quand l’helicopter money a été théorisé, une condition clef était qu’il devait s’agir d’une mesure unique (one-off) et non répétitive. Car si les citoyens commencent à anticiper des "largages" réguliers de monnaie gratuite par la banque centrale à la moindre crise, alors la conséquence peut-être une perte de crédibilité de la monnaie comme réserve de valeur, et à terme une spirale inflationniste.
Il est donc essentiel d’ancrer dans la psychologie collective l’idée que l’helicopter money n’est qu’une mesure limitée et absolument exceptionnelle. La seule façon de le faire de façon crédible à mon sens, serait d’inscrire cette limite de façon quantitative dans les Statuts de la banque centrale. Cela pourrait se faire sous la forme "La BCE ne pourra procéder à l’injection gratuite de liquidité directement auprès des ménages de la zone euro que si l’inflation sous-jacente dans la zone euro est inférieure à 1% pendant 12 moins consécutifs. Cette injection sera alors limitée à x% de la masse monétaire M1." (Ou quelque chose d’équivalent : avec une condition claire sur le déclenchement et une limite sur la masse.)
c) Comment préserver l’indépendance de la banque centrale ? Le plus gros risque de l’helicopter money à mon sens, c’est de faire planer une menace permanente sur l’indépendance de la banque centrale. L’Etat sera trop heureux de s’épargner des efforts budgétaires, et tentera de faire pression sur la banque centrale pour faire des largages réguliers de liquidité, évidemment populaires.
Là encore, la réponse doit passer par des limites claires sur l’utilisation de l’helicopter money, inscrites dans les Statuts de la banque centrale pour la protéger d’un pouvoir "trumpien" faisant pression sur elle.
Bref, perso je suis de près les discussions dans la communauté académique sur l’helicopter money, mais je pense que pour être réalisable dans la zone euro, une modification des Statuts de la BCE serait nécessaire. Ce qui supposerait a priori une révision des Traités européens, difficilement envisageable dans le contexte politique actuel.
Dernière modification par Scipion8 (25/08/2019 21h35)