Bonjour MetalFlakeGreen,
Il faut distinguer :
1) la définition du mandat de la BCE : le maintien de la stabilité des prix. C’est défini par le Traité sur le Fonctionnement de l’UE, dont la révision requiert l’unanimité des Etats Membres (autant dire qu’il est impossible à changer dans les circonstances politiques actuelles en Europe). Certains préfèreraient un mandat double comme celui la Fed (stabilité des prix + plein emploi), mais les études montrent que la fonction de réaction (la règle de Taylor) de la BCE et de la Fed sont à peu près comparables malgré cette différence de mandat, c’est-à-dire que de facto la BCE vise aussi à soutenir la croissance et l’emploi par sa politique monétaire.
Article 127(1) TFUE a écrit :
L’objectif principal du Système européen de banques centrales, ci-après dénommé «SEBC», est de maintenir la stabilité des prix. Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 du traité sur l’Union européenne.
2) la définition quantitative de la cible d’inflation de la BCE : une croissance annuelle de l’Indice Harmonisé des Prix à la Consommation (HICP) inférieure à, mais proche de, 2%. Cette définition est du ressort du Conseil des Gouverneurs de la BCE. Aux origines de la zone euro, la cible d’inflation était définie comme une croissance annuelle du HICP "inférieure à 2%". Le Conseil des Gouverneurs a plus tard précisé "inférieure à, mais proche de, 2%". Ce n’est pas du tout pareil et cette précision vise à donner plus de transparence sur l’objectif de politique monétaire de la BCE et à ancrer les anticipations des agents économiques autour du niveau souhaité. Une autre raison de ce changement de définition était d’éloigner plus clairement la cible du "niveau d’alerte" (inflation trop basse), vers lequel il peut y avoir un risque déflationniste.
Mais il y a manifestement des interprétations diverses de cette cible de la BCE : en analysant de près les déclarations des membres du Conseil des Gouverneurs, on peut voir que certains (les Allemands, par exemple) sont assez à l’aise avec une inflation de 1%, alors que d’autres (les Italiens, par exemple) commenceront à s’alarmer si elle baisse en dessous de 1,5%. Evidemment, des considérations nationales peuvent influencer ces perceptions différentes.
Pour clarifier cela, on pourrait éventuellement définir la cible d’inflation comme un "segment", par exemple [1%-2%] ou [1,5%-2%]. On pourrait aussi "automatiser" la réponse de la banque centrale à des dépassements importants de la cible : par exemple le Gouverneur de la Bank of England doit s’expliquer par écrit au Gouvernement si l’inflation baisse en-dessous de 1% ou monte au-dessus de 3% (la cible de la BoE étant 2%).
Bank of England a écrit :
The Government sets us a 2% inflation target
To keep inflation low and stable, the Government sets us an inflation target of 2%. This helps everyone plan for the future.
If inflation is too high or it moves around a lot, it’s hard for businesses to set the right prices and for people to plan their spending.
But if inflation is too low, or negative, then some people may put off spending because they expect prices to fall. Although lower prices sounds like a good thing, if everybody reduced their spending then companies could fail and people might lose their jobs.
What happens if we don’t meet this target?
If we miss the inflation target by more than 1 percentage point either side of the target, we must tell the Government why.
So if the Consumer Prices Index (CPI) inflation rate is more than 3% or less than 1%, our Governor writes a letter to the Chancellor to explain why and they set out what we’ll do to get it back to 2%.
We publish the Inflation letters our Governor sends to the Chancellor.
Vous voyez que la définition de la cible d’inflation de la BoE est définie par le Gouvernement, alors qu’en zone euro c’est de la responsabilité de la banque centrale elle-même (le Conseil des Gouverneurs de la BCE). La BCE est probablement la banque centrale la plus puissante du monde, avec bien plus d’indépendance que la Fed, la BoJ ou la BoE. C’est un héritage de la tradition monétariste allemande, historiquement très méfiante des immixtions de l’Etat dans les affaires monétaires.
Le débat actuel en zone euro est sur le niveau de la cible d’inflation de la BCE. Certains (le clan allemand) considèrent que la cible d’inflation actuelle est trop haute et doit être abaissée (à 1,5% ?). Cela aurait pour effet de limiter les interventions répétées de la BCE (QE et taux négatifs, notamment) pour faire revenir les anticipations d’inflation autour de la cible de 2%. D’autres diront certainement que cela conduirait à retarder les mesures nécessaires pour contrer une menace déflationniste, donc à terme cela augmenterait le risque de déflation. Et si une portion significative des agents économiques commence à se convaincre d’une risque déflationniste, ces anticipations peuvent devenir auto-réalisatrices.
Ce débat devrait être tranché cette année, lors de la première "revue stratégique" par la BCE depuis 2003, annoncée par Christine Lagarde.
Christine Lagarde (12 décembre 2019) a écrit :
First of all, there is nothing unusual or extraordinary about having a strategic review. I actually consider for myself that it’s a little bit overdue. Legitimately so, because there were many other things to do but the last strategic review was in 2003. It’s been 16 years since there has been a strategic review, so it’s quite legitimate to have a strategic review at this point in time.
Second, that strategic review needs to be comprehensive, needs to look at all and every issue, will turn each and every stone and will take its time but will not take too much time. By that I mean my plan is to actually get the review started in the course of January. Don’t ask me which week or which day or which second, but it will be in the course of January. Our goal is to complete it before the end of 2020.
Third, about the strategic review, it will be reaching out to not just the usual suspects, but it will also include consulting with Members of Parliament and I’ve committed to that with the European Parliament. It will reach out to the academic community, of course. It will reach out to civil society representatives and it will aim at not just preaching the gospel that we think we master, but also listening to the views of those to whom we reach out. It is the point of every strategic review by all central banks that are conducting this exercise to actually look at their objective, how they define their medium-term objective in particular, how they give content to the price stability that is in their mandate, and it is the only objective that we have in our mandate ourselves. So that topic indeed will be core and centre to our strategic review. There is no preconceived landing zone at this point in time.
Perso, même si je pense que 2% est une cible d’inflation peut-être un peu trop haute pour la zone euro (compte tenu de sa structure démographique et économique, notamment sa croissance potentielle), je parie sur des changements limités de la cible d’inflation de la BCE. A mon avis, la position des responsables français va être déterminante dans ce débat : ils vont devoir trancher (ou trouver un compromis) entre la ligne Weidmann et la ligne des pays du Sud (à la Draghi). Pendant toute la crise, B. Coeuré a été le meilleur allié de M. Draghi, mais vers la fin du mandat de Draghi, il y a manifestement eu des divergences de vues entre les responsables français (Coeuré et Villeroy de Galhau) et Draghi, qui a fini par imposer ses vues sur le QE. Ma perception, c’est que c’était surtout un désaccord tactique (certains préféraient que cette reprise du QE soit tranchée par la nouvelle Présidente de la BCE), et non stratégique. Mais je peux me tromper, cela fait un moment que je ne suis plus dans le secret des dieux.
Le scénario que vous décrivez - un ralentissement économique structurel et une cible d’inflation impossible à atteindre quels que soient les montants injectés par la banque centrale - est celui qu’a connu le Japon depuis 25-30 ans. A mon sens, c’est de loin le risque économique principal pour la zone euro. Un changement important de la cible d’inflation (de 2% à 1,5%) est très périlleux dans ce contexte car il pourrait (i) confirmer le sentiment des agents économiques d’une inflation très basse voire structurellement négative et (ii) donner l’impression que la banque centrale est impuissante, réduisant encore l’efficacité de ses mesures. C’est sans doute en partie pour ces raisons que la Bank of Japan n’a pas révisé à la baisse sa cible - et c’est pourquoi je pense que la BCE ne le fera pas non plus.
Bank of Japan a écrit :
The Bank of Japan Act states that the Bank’s monetary policy should be "aimed at achieving price stability, thereby contributing to the sound development of the national economy."
Price stability is important because it provides the foundation for the nation’s economic activity. In a market economy, individuals and firms make decisions on whether to consume or invest, based on the prices of goods and services. When prices fluctuate, individuals and firms find it hard to make appropriate consumption and investment decisions, and this can hinder the efficient allocation of resources in the economy. Unstable prices can also distort income distribution.
On this basis, the Bank set the "price stability target" at 2 percent in terms of the year-on-year rate of change in the consumer price index (CPI) in January 2013, and has made a commitment to achieving this target at the earliest possible time.
Dans ce contexte, la banque centrale, liée par son mandat et par sa cible d’inflation, continuera à injecter de la liquidité et à baisser les taux, y compris sur le long terme. Cela continuera à déprimer le taux sans risque utilisé dans les valorisations DCF, donc à soutenir les prix des actions. Cela dit, les marchés boursiers continueront de fluctuer avec les primes de risques (selon les cycles économiques habituels, éventuellement atténués). La politique monétaire à strictement parler sera donc un soutien aux cours de bourse dans ce contexte, mais les effets néfastes de taux ultra-bas (survie d’entreprises endettées "zombies") et du QE (distorsions des signaux de prix) sont bien réels et créent un environnement pas évident pour les investisseurs, comme le montre l’évolution des marchés boursiers nippons depuis 25-30 ans (remontée pénible).
L’élément nouveau, par rapport à la déflation japonaise, c’est que désormais le risque déflationniste concerne potentiellement l’ensemble du monde industrialisé, donc il n’y aura pas vraiment d’alternatives extérieures pour les investisseurs, alors que les épargnants nippons ont pu diriger une partie de leur épargne vers les marchés étrangers, affaiblissant au passage le yen (ce qui allait / va vers les objectifs de la BoJ). Si la menace déflationniste devient mondiale, il n’y aura plus vraiment d’alternative viable (les marchés émergents étant risqués).