Hier la Cour constitutionnelle allemande a pris une décision lourde de sens, et dont la portée est à mon avis très largement sous-estimée par les marchés :
- la Cour de Karlsruhe a, pour la première fois, rejeté un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) validant la légalité du programme d’achats d’obligations souveraines (PSPP, Public Securities Purchase Programme) de la BCE en décembre 2018
- la Cour de Karlsruhe ne permet à la Bundesbank de continuer à participer au PSPP que si, dans les 3 mois, la BCE fournit une justification de la proportionnalité du PSPP aux objectifs de stabilité monétaire de la BCE
- pour justifier ce jugement, la Cour mentionne notamment le fait que le QE de la BCE a des effets "économiques et sociaux" allant bien au-delà de la stricte question de la stabilité des prix (le mandat de la BCE)
[La presse économique française ne comprend pas grand’ chose à ces sujets, comme d’habitude. Je conseille aux germanophones de remonter à la source de la presse allemande, évidemment beaucoup plus précise, par exemple ici. Pour les anglophones, ce résumé du FT me semble correct.]
Ce jugement a potentiellement des implications très lourdes sur les plans juridique, politique et économique - avec des effets à moyen terme importants pour nous autres investisseurs.
1) Sur le plan juridique : (je précise que je ne suis pas juriste donc ces points sont à prendre avec des pincettes, même si j’ai participé à la défense réussie de la BCE d’un autre programme d’achat d’obligations souveraines de la BCE, les OMT (Outright Monetary Transactions) en 2013-2014, devant la Cour de Karlsruhe puis la CJUE)
La décision de la Cour de Karlsruhe pose 2 problèmes de fond sur le plan juridique :
a) elle remet en question la primauté du droit européen et des décisions de la CJUE, pour la première fois en Allemagne : évidemment, la réaction immédiate de la Commission européenne et de la BCE (ci-dessous) a été de rappeler la primauté de la CJUE, seule cour compétente pour juger de la légalité ou non des mesures de la BCE. La critique exprimée par la Cour de Karlsruhe à l’encontre du jugement prononcé par la CJUE en décembre 2018, validant le PSPP, est virulente et franchement surprenante : elle remet en cause le caractère impartial de l’analyse de la CJUE.
b) la Cour de Karlsruhe donne une injonction claire à la BCE (on pourrait presque parler d’ultimatum ou de chantage) : la BCE doit fournir une justification de la "proportionnalité" du PSPP (qui a pourtant été largement expliqué par Draghi puis par Lagarde, sans parler de la multitude de discours et analyses fournis par la BCE sur le sujet), sinon la Bundesbank ne pourra plus y participer. Si chacune des cours constitutionnelles des 19 pays de la zone euro faisait la même chose - donner des injonctions à une institution européenne et faire du chantage - où irait-on ? La BCE n’a pas (encore) soulevé cet argument juridique, mais à mon avis (de non-juriste), l’Article 130 du Traité sur le fonctionnement de l’UE empêche la BCE ainsi que la Bundesbank de donner suite à l’injonction de la Cour de Karlsruhe, pas plus qu’à une injonction de tout autre organisme ou de tout gouvernement de la zone euro. Seule la CJUE peut se prononcer sur la légalité des mesures de la BCE.
Article 130 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne a écrit :
Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions.
De façon ironique, alors que la Cour de Karlsruhe s’inquiète d’une menace sur l’indépendance de la BCE du fait d’un risque de détournement de sa politique monétaire par les gouvernements des pays endettés, c’est elle qui fait aujourd’hui peser la menace la plus grave sur cette indépendance, en osant donner des injonctions à la BCE au mépris du droit européen…
2) Sur le plan politique : la décision de la Cour de Karlsruhe pose plusieurs problèmes politiques majeurs :
a) L’Allemagne souhaite-t-elle continuer à faire partie de l’UE ou non ? Il ne s’agit pas simplement de la zone euro et de la BCE : le fait que la Cour de Karlsruhe, pour la première fois, rejette un arrêt de la CJUE remet en cause la hiérarchie des normes, et, fondamentalement, l’acceptation par l’Allemagne des normes communes inscrites dans les Traités européens. A nouveau : si chaque Etat de l’UE se permettait ce genre de fantaisies, on pourrait mettre une date de péremption assez rapprochée sur l’UE (et a fortiori l’euro). Ayant vécu 10 ans en Allemagne, j’ai pu sentir beaucoup de mes collègues allemands et, plus largement, l’opinion publique allemande, partagée entre (i) un sentiment européen fort et profond et (ii) l’atavisme allemand (pour dire les choses simplement : "on est les meilleurs, on est uniques, les autres ne sont pas sérieux, on ne peut pas leur faire confiance" - chose que très peu d’Allemands diraient ouvertement, mais que beaucoup, voire la plupart, ressentent). J’ai écouté attentivement la réaction de Berlin (le Ministre des Finances Olaf Scholz) à la décision de la Cour de Karlsruhe : clairement il est en mode "damage control", en insistant sur tout ce qui peut limiter la portée et les dégâts de cette décision : le fait que la décision ne concerne que le PSPP et non pas le nouveau PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme, PEPP) de la BCE, le fait que pendant les 3 prochains mois la BCE/la Bundesbank devraient pouvoir trouver une solution etc., mais à mon avis Berlin/Merkel doit être très embêtée par cette décision (à moins qu’il ne s’agisse d’un plan machiavélique pour faire pression sur les partenaires européens, mais connaissant l’indépendance de la Cour de Karlsruhe vis-à-vis de la Chancellerie, je n’y crois pas du tout). En tout cas, il va bien falloir que le peuple allemand finisse par trancher clairement entre son sentiment européen (sincère) et son égoïsme atavique.
b) S’oriente-t-on vers une Europe "à la carte" ? La décision de la Cour de Karlsruhe marque peut-être le début d’une évolution vers une Europe à la carte, où les cours constitutionnelles nationales feraient le "tri" dans les décisions des institutions européennes et dans les arrêts de la CJUE, pour décider ce qui peut être appliqué ou non au niveau de chaque pays. Evidemment, ce serait en contradiction profonde avec l’ambition européenne initiale, mais si c’est la volonté démocratique, alors c’est une évolution à envisager peut-être. Perso, je pense que cela sonnerait le glas de l’UE, à plus ou moins long-terme. En tout cas, sur le plan de la monnaie (un sujet sérieux), on ne peut pas se permettre ce genre de fantaisies, qui condamnerait la crédibilité et l’efficacité de la banque centrale, donc la stabilité de sa monnaie.
c) La forme de la solidarité européenne doit-elle être monétaire ou budgétaire ? Si jamais, en raison de cette décision de la Cour de Karlsruhe, l’efficacité de la politique monétaire de la BCE était compromise, alors il faudrait sans doute (si l’on veut continuer à réfléchir comme Européens et non selon les égoïsmes nationaux) renforcer les mécanismes budgétaires de solidarité, comme les Corona-bonds actuellement en discussion… et fortement rejetés par Berlin. Là encore, la Cour de Karlsruhe a joliment savonné la planche de Merkel, au pire moment.
3) Sur le plan économique :
a) Le fait que la BCE ait réagi très rapidement à la décision de la Cour de Karlsruhe, en convoquant en urgence (le jour même, hier à 18h) une réunion du Conseil des Gouverneurs, démontre à mon sens à la fois l’importance que la BCE accorde à cet événement, et aussi le fait que la BCE a été probablement très surprise (comme moi) de cette décision très éloignée du respect habituel de la Cour de Karlsruhe pour le droit européen.
Le communiqué de la BCE reflète bien la seule réaction possible : la BCE respecte son mandat et agit sous le contrôle juridique de la seule CJUE :
BCE (5 mai 2020) a écrit :
The Governing Council received a preliminary briefing by the governor of the Bundesbank and by the legal department of the European Central Bank (ECB). The ECB takes note of today’s judgment by the German Federal Constitutional Court regarding the Public Sector Purchase Programme (PSPP).
The Governing Council remains fully committed to doing everything necessary within its mandate to ensure that inflation rises to levels consistent with its medium-term aim and that the monetary policy action taken in pursuit of the objective of maintaining price stability is transmitted to all parts of the economy and to all jurisdictions of the euro area.
The Court of Justice of the European Union ruled in December 2018 that the ECB is acting within its price stability mandate.
b) A mon sens, la BCE ne peut accepter l’injonction de la Cour de Karlsruhe : ce serait une violation de son mandat (Article 130 du Traité). Accepter une telle injonction en violation du droit européen, et même simplement fournir des explications complémentaires sur le QE (ce pour quoi la BCE a évidemment toute l’expertise nécessaire), créerait un précédent encourageant de futures atteintes à l’indépendance de la BCE par des autorités nationales. Si mon analyse juridique/politique est correcte, il y a donc un risque non négligeable que la BCE ne prenne aucune mesure, ne fasse aucune autre communication, sur ce sujet, dans les 3 prochains mois. La Bundesbank serait alors dans la situation très inconfortable de (i) devoir "désobéir" à sa Cour constitutionnelle (peut-être en s’abritant elle aussi derrière l’Article 130 ?) (Scénario 1) ou (ii) "trahir" son appartenance à l’Eurosystème et considérablement gêner son gouvernement (Scénario 2). Dans les 2 cas, ce serait très perturbant pour la zone euro.
c) Un scénario plus raisonnable (Scénario 3), sur lequel semble vouloir s’orienter Jens Weidmann, Président de la Bundesbank, serait de renforcer la "marge de sécurité" du QE de la BCE vis-à-vis d’un risque de violation de l’interdiction du financement monétaire des Etats (Article 123 du Traité). Il pourrait s’agir par exemple de définir plus strictement les conditions d’activation du QE, de restaurer la limite (récemment suspendue par la BCE) de 33% de détention d’une obligation souveraine, voire d’inclure une conditionnalité sur la politique budgétaire dans le cadre du QE (à l’image de ce qui est fait pour un autre programme de la BCE, les OMT). En ce sens, la décision de la Cour de Karlsruhe pourrait renforcer la position de la Bundesbank dans ses discussions très difficiles avec ses partenaires de l’Eurosystème, sur la définition du QE. Mais dans tous les cas, cela limiterait l’efficacité du QE de la BCE, déjà bien contrainte par rapport à celui de la Fed.
d) Un autre scénario serait celui du "jeu du chat et de la souris" (Scénario 4), entre la BCE et la Cour Constitutionnelle allemande - un scénario que semble privilégier Berlin : si Karlsruhe veut contraindre le PSPP, pas de problème, la BCE peut arrêter le PSPP et renforcer le PEPP. Et si la Cour de Karlsruhe est saisie sur le PEPP, et bien le jour venu la BCE pourrait lancer un autre programme… Franchement cela ne serait pas très sérieux, mais à idiot, idiot et demi… En tout cas cela créerait une perturbation néfaste à l’efficacité de la BCE.
Conclusions pour l’investisseur :
a) Les prochaines semaines devraient donner des indications sur le scénario qui va se matérialiser finalement. Perso, mes probabilités pour ces différents scénarios seraient :
- 5% pour le Scénario 1 : j’ai du mal à envisager que la Bundesbank puisse désobéir à la Cour de Karlsruhe
- 30% pour le Scénario 2 : une évolution vers une Europe à la carte, une fragilisation majeure de tout l’édifice européen
- 50% pour le Scénario 3 : pas de gros clash mais une diminution de la puissance de feu, donc de l’efficacité de la BCE… qui laisserait par ailleurs des traces dans les relations entre l’Allemagne et ses partenaires
- 15% pour le Scénario 4 : on se lancerait dans des années d’arguties technico-juridiques : très sous-optimal à mon sens, mais finalement assez conforme à la tradition européenne
b) Aucun de ces scénarios n’est souhaitable : tous auront des effets néfastes sur l’économie européenne - mais beaucoup plus marqués pour le Scénario 2 que pour les Scénarios 3 et 4. La simple possibilité du Scénario 2 justifie à mon sens un arrêt pur et simple de mes investissements dans la zone euro, car ce scénario pourrait être le début d’un éclatement de la zone euro et de l’UE. Par conséquent je vais désormais orienter tous mes flux d’épargne vers les USA et les pays émergents (ce que je devais faire de toute façon pour rééquilibrer mon portefeuille). Si le Scénario 2 se concrétise, je réfléchirai à une liquidation partielle de mes portefeuilles français et européen - c’est juste un risque inacceptable pour un investisseur, alors que des opportunités de croissance plus grande existent ailleurs.
c) L’effet sur le cours de change de l’euro est ambigu : le Scénario 3 pourrait conduire à une appréciation de l’euro, car la limitation de la puissance de feu de la BCE alors que la Fed n’a pas de contrainte sur son QE pourrait conduire à une dépréciation du dollar face à l’euro. En revanche, le Scénario 2 pourrait être très défavorable à l’euro.
Désolé pour le pavé, mais à mon avis, on va entendre parler de cette histoire ces prochains mois, et cela pourrait avoir un gros impact de marché même si cela n’a pas été le cas hier (à tort, à mon avis).