@MetalFlakeGreen :
1) Globalement, depuis 1999 on peut dire que la BCE a fait correctement son job : l’inflation depuis 1999 est d’environ 1,7% - en ligne avec sa définition de la stabilité des prix (une inflation annuelle inférieure à, mais proche de, 2%). Certes, il y a évidemment eu de la volatilité autour de ce niveau moyen, mais c’est bien normal dans une économie libre : l’objectif de la banque centrale n’est pas de supprimer toute volatilité dans l’inflation, mais plutôt de conserver un "ancrage" dans les anticipations d’inflation des agents économiques autour de la cible de la banque centrale. De ce point de vue, c’est réussi : on le voit par exemple sur ce forum : quand les gens intègrent l’inflation à leurs calculs de rendements de long-terme et de rente, ils choisissent 2% (la cible de la BCE).
2) En théorie, oui, je pense qu’une inaction ou inefficacité caractérisée de la BCE à remplir son mandat de stabilité des prix pourrait l’exposer à des poursuites devant la CJUE. Mais en principe une telle "judiciarisation" de la politique monétaire ne me semblerait ni souhaitable ni pertinente, la CJUE (tout comme la Cour de Karlsruhe, évidemment) n’ayant pas de compétence économique supérieure à la BCE. La CJUE a pour responsabilité le contrôle juridique de l’action de la BCE, mais le contrôle politique est la responsabilité du Parlement européen, auquel le Président de la BCE rend compte régulièrement. Tout parlementaire européen peut poser des questions à la BCE, auxquelles elle doit répondre publiquement (j’ai rédigé quelques réponses, c’est un peu la corvée…).
3) L’impact sur les marchés européens hors zone euro (Scandinavie etc.) d’une nouvelle crise de la zone euro, déclenchée par cette décision de la Cour de Karlsruhe, dépend totalement du scénario : (i) dans un scénario "soft" de bisbilles technico-juridiques à répétition, mais sans dégât majeur pour l’action de la BCE (c’est ce que price actuellement le marché), les marchés hors zone euro devraient bien se comporter, bénéficiant des flux d’investisseurs européens inquiets (c’est mon cas) ; (ii) dans un scénario plus critique, il faut se méfier des effets de contagion, car quand le système bancaire européen éternue, le systèmes bancaires voisins se grippent : c’est ce qu’on a vu en 2008, quand les banques scandinaves ont perdu tout accès à la liquidité € habituellement fournie par les banques de la zone euro, avec des répercussions négatives pour les devises scandinaves. A l’époque, le problème a été réglé par des accords de swap ou de repo entre la BCE et les banques centrales suédoise, danoise, polonaise, hongroise etc. D’ailleurs certaines de ces lignes de swap ou de repo ont été réactivées à l’occasion de la crise du coronavirus (par exemple Danemark, Croatie…). Globalement, si on est vraiment inquiet pour l’euro, la meilleure façon de se protéger est plutôt d’investir hors d’Europe (USA, émergents, or etc.).
4) L’opinion publique allemande est beaucoup plus pro-européenne que l’opinion publique française : 69% des Allemands (contre 28%) ont une opinion positive de l’UE contre seulement 51% des Français (contre 47%), selon ce sondage, par exemple. Il me semble donc peu probable que le peuple allemand vote un jour pour un abandon de l’UE ou de l’euro. Cela dit, comme on l’a vu avec le Brexit, à force de fake news et de démagogie, on peut retourner une opinion publique. Et c’est déjà arrivé en Allemagne.
5) D’accord avec vous pour dire que le jugement de la Cour de Karlsruhe est un coup très dur pour l’UE dans sa forme actuelle. C’est une bonne nouvelle pour les 2 "extrêmes" : les fédéralistes, qui considèrent que l’UE ne peut être viable que sous une forme fédérale gommant toujours plus les souverainetés nationales, et les souverainistes (ou eurosceptiques) qui voudraient un abandon plus ou moins complet des partages de souveraineté. Pour les partisans d’une Europe des Nations (comme moi), qui ne veulent ni d’un abandon du projet européen (reléguant chaque pays à l’insignifiance), ni de la fin des souverainetés nationales, c’est effectivement une mauvaise nouvelle - puisque le jugement de la Cour de Karlsruhe tend à créer une situation où il va falloir trancher.
@KingFlan : La "Constitution européenne", ce sont les Traités européens, ratifiés démocratiquement (par référendum ou par un vote à majorité renforcée du parlement) par chacun des pays de l’UE. Il faut bien que quelqu’un vérifie la cohérence des mesures des institutions européennes (comme la BCE) vis-à-vis de ces Traités. Cela ne peut qu’être la Cour de justice de l’UE - sauf à ouvrir la voie à des divergences nationales incessantes dans l’interprétation des traités.
Un argument de la Cour de Karlsruhe, c’est que les achats de la dette publique par la BCE ont des effets qui dépassent le strict cadre de la politique monétaire - des effets économiques, budgétaires et même sociaux. C’est bien vrai, mais (i) c’est une tautologie, car la politique monétaire a évidemment des effets sur l’ensemble de l’économie réelle (y compris les Etats), et (ii) la BCE, pour remplir son mandat de stabilité des prix, n’a d’autre choix que de faire du QE, et les obligations souveraines en sont naturellement le coeur (comme c’est le cas aux USA, au Japon etc.). Globalement, au-delà des points strictement juridiques, l’analyse économique de la Cour de Karlsruhe me semble très contestable. Je ne sais pas si la BCE lui a fourni des contre-arguments, comme cela avait été le cas (avec succès) en 2013-2014 lors de l’évaluation par la Cour de Karlsruhe puis par la CJUE d’un autre programme d’achat de dette souveraine de la BCE, les OMT (Outright Monetary Transactions).
@Toufou : Ah non, au contraire, je pense que ce qui guidait la réflexion de De Gaulle sur l’Europe, comme sur tous les sujets, c’était l’intérêt supérieur de la France.
Un souverainiste voit l’Europe comme une menace. Un fédéraliste voit l’Europe comme un objectif. Un gaulliste voit l’Europe comme un moyen.
C’est mon cas, je suis pour l’Europe chaque fois qu’elle peut servir les intérêts de la France, et opposé à des transferts de souveraineté s’ils ne sont pas clairement justifiés par cet objectif. J’ai une conception "utilitariste" de l’Europe - c’est pour moi un instrument pour la France.
Dans le cas de l’euro, pour moi l’intérêt de la France est clair : nous avons "capturé" la stabilité du Deutsche Mark (que nous n’avions pas avec le franc) tout en en prenant le contrôle politique (par la constitution de majorités au Conseil des Gouverneurs de la BCE). [Evidemment, il ne faut pas dire ça, j’espère que nos amis allemands ne nous lisent pas ;-) ]
Je trouve savoureux de voir l’extrême-droite essayer de "récupérer" la figure de De Gaulle dans son combat anti-européen - alors que De Gaulle, par la réconciliation historique avec l’Allemagne, a été l’un des principaux architectes de l’Europe. Mais c’est une victoire posthume de De Gaulle d’avoir rallié ainsi à sa flamme les héritiers de ceux qui l’avaient condamné à mort (1940) ou lui avaient tiré dessus (1962). Désormais, nous sommes donc tous gaullistes ;-)