Certains ici sont plus enclins à la critique stérile qu’à la proposition constructive…
1) Aucune prévision macroéconomique - pas plus celles de la banque centrale que celles des meilleurs économistes - n’est parfaite. Evidemment les banques centrales font de leur mieux pour prévoir l’évolution du PIB et de l’inflation. Dans un contexte de pandémie sans précédent, j’imagine que ce n’est pas très facile. Sur le long-terme, les banques centrales visent surtout à produire des prévisions macroéconomiques sans biais, c’est-à-dire que la moyenne arithmétique de leurs prévisions doit être proche de zéro sur longue durée.
S’agissant du pétrole (j’y reviendrai), comme chacun sait la prévision est extrêmement difficile, et les banques centrales se reposent généralement sur les prévisions du marché (les futures).
Et surtout : si vous avez une capacité de prévision économique supérieure, tirez en avantage sur les marchés au lieu de chouiner ! C’est quand même incroyable de voir que ceux qui prévoient une flambée inflationniste n’en tirent pas avantage : tous les produits financiers sont librement à votre entière disposition : obligations indexées sur l’inflation, futures sur le pétrole et autres matières premières, or etc. C’est la responsabilité de chaque investisseur - pas de la banque centrale ! - d’aligner son patrimoine ou portefeuille avec ses convictions ou ses craintes.
2) Cela peut sembler incroyable mais l’influence de la BCE sur les prix du pétrole est proche de zéro. Une fois pour toutes : ce n’est pas le job d’une banque centrale de réguler les prix du pétrole. Si vous souffrez des prix à la pompe, n’accusez pas la banque centrale ou l’Etat - qui n’y peuvent absolument rien - mais envoyez plutôt vos doléances au secrétariat de l’OPEP à Vienne ; on ne sait jamais, une poussée d’humanisme pourrait les conduire à augmenter leur production.
Actuellement la poussée inflationniste est largement due aux prix de l’énergie - qui sont presque entièrement exogènes aux pouvoirs publics en Europe. Il faut que les petits génies qui critiquent la BCE m’expliquent en quoi un resserrement de la politique monétaire de la BCE ferait baisser significativement les prix de l’énergie.
3) Que proposez-vous CONCRETEMENT ? C’est très bien de critiquer, mais à un moment donné il faut expliquer clairement ce que vous proposez. Un resserrement monétaire en pleine pandémie, c’est ça votre bonne idée ? Quels en seraient les effets ? (1) Aucun effet (strictement zéro) sur les prix de l’énergie + (2) un impact défavorable sur les entreprises et sur les ménages qui ont besoin de s’endetter (par exemple pour acheter une résidence principale). En quoi il s’agirait d’une bonne idée, vous m’expliquez ?
4) Ne pas sur-réagir à la volatilité de l’inflation courante due aux prix de l’énergie et autres facteurs exogènes volatils (matières premières, alimentation), c’est le B.A.BA du banquier central. L’inflation courante est volatile, c’est comme ça, il faut l’accepter une fois pour toutes - car elle intègre des composantes exogènes très volatiles.
Aujourd’hui comme hier, cette volatilité de l’inflation courante ne remet pas en cause l’ancrage des anticipations d’inflation, c’est-à-dire la stabilité de la monnaie, dont la banque centrale est la gardienne. Aujourd’hui les anticipations d’inflation dans la zone euro sont solidement ancrées près de la cible de la BCE. En moyenne de long-terme depuis la création de la zone euro l’inflation est INFERIEURE à la cible de la BCE (1,6% vs 2%) : c’est ça la réalité des chiffres.
5) Ce sont les anticipations d’inflation, et non l’inflation courante, qui déterminent si une monnaie est stable ou pas. L’apprenti rentier sur ce forum doit tenir compte de l’inflation future pour calculer si son patrimoine l’autorise à prendre une retraite anticipée (par exemple). Pour ce calcul, vous ne le verrez pas prendre les derniers chiffres de l’inflation courante (très volatile), mais 2%, le plus souvent. Pourquoi ? Parce que les anticipations d’inflation des agents économiques sont ancrées à ce niveau - la cible de la BCE - pas par l’opération du Saint-Esprit, mais parce qu’il y a une banque centrale crédible qui fait le job. C’est ça la mission de la BCE - ce n’est pas de creuser des puits de pétrole.
6) Bien sûr il y a un lien entre l’inflation observée et les anticipations d’inflation : on observe que les agents économiques font une moyenne de l’inflation courante sur les dernières années, et forment ainsi leurs anticipations d’inflation pour le futur. C’est ce qui justifie l’attention de la banque centrale sur l’inflation courante : si elle dévie trop, et pendant trop longtemps, de sa cible (2%), alors ces déviations pourraient finir par déstabiliser les anticipations d’inflation. Aujourd’hui, ce n’est clairement pas le cas, ni en Europe ni aux USA, mais les banques centrales sont attentives à l’ampleur et à la durée de ces déviations. C’est ce qui justifie le resserrement monétaire par la Bank of England (j’y reviendrai) et les hausses de taux annoncées par la Fed.
7) Une réaction trop précoce à une poussée transitoire d’inflation due aux prix du pétrole a déjà causé une erreur de politique monétaire en zone euro dans le passé. Si vous voulez savoir à quoi ressemble une erreur de politique monétaire (le graphique du haut montre l’inflation HICP dans la zone euro, le graphique du bas le taux directeur de la BCE) :
L’erreur de politique monétaire se manifeste quand la banque centrale change son taux directeur dans un sens avant de devoir rebrousser chemin quelques mois après. C’est l’obsession du banquier central d’éviter ce genre d’erreurs, et j’imagine que beaucoup à la BCE réfléchissent à ce précédent malheureux.
En 2011, sur fond de forte reprise économique mondiale après une récession majeure (la crise systémique mondiale de 2007-2009), les prix du pétrole avaient flambé, suscitant comme aujourd’hui une poussée inflationniste. Comme aujourd’hui, la presse, les pouvoirs politiques, les apprentis experts sur les forums, se disaient "mais que fait la BCE ?". Comme aujourd’hui, ceux qui au sein de la zone euro ont une forte aversion à l’inflation (notamment les Allemands, j’y reviendrai) poussaient fortement pour un resserrement monétaire - malgré la crise de la dette souveraine dans la zone euro qui avait commencé en Grèce en 2010 avant de se propager au Portugal et à l’Irlande en 2011 (puis à l’Espagne et à l’Italie en 2012). Tout cela a conduit la BCE à augmenter son taux directeur (2 fois), avant de devoir faire rapidement et massivement machine arrière car la crise de la dette souveraine ne cessait de s’aggraver. On peut dire a posteriori que c’était une grosse erreur de politique monétaire (moi je le disais à l’époque).
J’invite tous ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur ticket de caisse à réfléchir un peu. Le contexte actuel présente beaucoup de similarités avec 2011 : fort rebond économique mondial, flambée des prix de l’énergie suscitant une inflation transitoire, dette publique massive après une récession douloureuse. Ce n’est dans l’intérêt de personne qu’un resserrement monétaire trop précoce, alors que le virus est toujours là, ressuscite des tensions sur la dette souveraine, par exemple. La tâche de la BCE n’est donc pas si facile que le proclament les experts en yakafokon du forum : il lui faut analyser le caractère transitoire ou plus durable de l’inflation, le rôle exact des facteurs exogènes, la transmission aux salaires, les risques pour la stabilité financière, pour le marché du travail, pour la dette publique etc. Perso la prudence attentive de Mme Lagarde me semble tout à fait justifiée dans ce contexte.
8) Même si c’est évident, je le précise parce que manifestement certains semblent l’ignorer : des taux d’intérêt plus élevés, ça représente des projets en moins pour les entreprises et les ménages, donc du chômage, donc des morts. En fait on peut calculer approximativement combien de personnes une hausse de taux de 25 points de base va tuer. La mortalité augmente avec le chômage (pbs cardiaques, psychologiques, suicides etc.).
Donc il ne faut monter les taux que quand c’est nécessaire pour préserver la stabilité monétaire (l’objectif et le mandat constitutionnel de la banque centrale) - pas pour faire plaisir aux apprentis banquiers centraux des forums. Et peut-être que c’est bientôt le cas aux USA et en Europe : la déviation de l’inflation courante par rapport à la cible est telle que ça justifie de réfléchir à un resserrement monétaire, même si la pandémie n’est pas encore finie.
9) Une différence importante entre aujourd’hui et 2011, c’est le QE de la BCE : la BCE dispose donc de 2 outils pour resserrer graduellement sa politique monétaire - le taux directeur et le portefeuille de QE (en réduisant progressivement sa taille). Cela sera intéressant d’observer dans quel ordre elle procède - et là encore cela n’a rien de simple, contrairement aux yakafokon des donneurs de leçons.
10) Au sein de la zone euro, une inflation dépassant temporairement de la cible de la BCE est favorable à la France. L’inflation a des effets redistributifs, au sein d’une société, comme au sein de la zone euro.
Imaginons une société constituée d’une cigale et d’une fourmi, avec un seul bien de consommation, des graines, et une devise, l’euro. Au début 1 graine vaut 1 euro. La cigale et la fourmi trouvent/produisent 2 graines par an chacune. La fourmi en consomme 1 et en épargne 1, qu’elle convertit en 1 euro sonnant et trébuchant sur le marché des graines. La cigale en consomme 2 et voudrait bien en consommer une 3e. Pour ce faire elle demande un prêt d’1 euro à la fourmi, qui y consent. Le patrimoine de la fourmi en fin d’année, c’est donc un prêt d’1 euro (équivalent à 1 graine) à la cigale. Le patrimoine de la cigale, c’est un emprunt d’1 euro (équivalent à 1 graine) auprès de la fourmi. Donc en termes réels, la fourmi est riche de l’équivalent de 6 mois de recherche de graines, et la cigale a une dette équivalent à 6 mois de recherche de graines.
Soudain une pandémie trouble la recherche des graines, et fait s’envoler le prix des graines sur le marché international des graines. Désormais 1 graine coûte 2 euros. En termes réels, le patrimoine de la fourmi ne représente plus qu’une demi-graine soit 3 mois de recherche de graines, alors que la dette de la cigale s’est allégée de façon symétrique.
Au cas où ça ne serait pas clair : dans la zone euro, la cigale, c’est nous (la France) ! En termes macroniens, on appelle ça le "quoi qu’il en coûte". Du point de vue de la dette publique française, la situation optimale ce sont (1) des taux d’intérêt faibles et (2) une inflation dépassant un peu la cible de la BCE (sans compromettre la stabilité monétaire). C’est EXACTEMENT la situation actuelle, d’autant plus que l’inflation chez nous est inférieure à celle de nos voisins. Notamment nos voisins allemands (les fourmis) qui peuvent avoir le sentiment légitime que nous sommes en train de leur faire les poches. D’où la pression exercée par la Bundesbank et les autres "fourmis" pour un resserrement monétaire par la BCE…
11) Je ne dis pas que c’est ce que vise implicitement Mme Lagarde ou la BCE, mais historiquement une inflation légèrement surélevée de façon durable a été très efficace pour réduire la charge réelle de la dette publique après des chocs majeurs (par exemple la Seconde Guerre Mondiale au Royaume-Uni). A mon sens, il serait pertinent d’essayer de rapprocher graduellement la moyenne de long-terme de l’inflation dans la zone euro (1,6% depuis 1999) de la cible de la zone euro (2%).
12) Les banques centrales ont des définitions variables de leur cible d’inflation, ce qui conduit à des fonctions de réaction différentes face à des chocs (inflationnistes ou déflationnistes). Si le niveau de la cible est le même (2%) pour la Fed, la BoE et la BCE, l’implémentation de cette cible est différente :
- la Bank of England doit apporter une explication écrite au Trésor et au Parlement quand l’inflation courante dévie trop de sa cible de 2%, c’est-à-dire dès qu’elle tombe (même temporairement) sous 1% ou dépasse 3%. Cela explique que la BoE soit plus prompte à réagir que la BCE à des chocs inflationnistes transitoires ;
- la Fed fait une moyenne de l’inflation courante sur une fenêtre glissante (average inflation targeting) et détermine ainsi si l’inflation dévie excessivement de sa cible ;
- la BCE a une marge de manoeuvre plus grande, elle ne s’engage pas à intervenir si l’inflation courante ou la moyenne de l’inflation courante sur une fenêtre glissante dévie trop de sa cible.
Il y a tout une littérature sur la définition "optimale" des cibles d’inflation des banques centrales, et des débats sans fin sur le sujet entre praticiens. Un point important que je soulignerais, c’est que la définition optimale de la cible n’est pas forcément la même pour tous les pays. Cela dépend de multiples paramètres, comme la "contamination" (rapide ou lente) des anticipations d’inflation par l’inflation courante, le degré d’indépendance et de crédibilité de la banque centrale etc. La BCE est sans doute, pour des raisons institutionnelles, l’une des banques centrales les plus indépendantes au monde, ce qui justifie à mes yeux une plus grande marge de manoeuvre et une cible d’inflation moins spécifique (mais certains de mes collègues ne seraient pas d’accord avec moi sur ce point).
Dernière modification par Scipion8 (05/02/2022 18h45)