4 2 #126 16/01/2022 22h45
- Scipion8
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@Frcclair : Je pense qu’il y a un profond malentendu sur la nature de l’inflation et, dans ce contexte, sur le rôle de la parole des banques centrales.
Prévoir l’inflation future, ce n’est pas comme prévoir la météo - car l’inflation future dépend essentiellement des perceptions et anticipations du corps social : des facteurs endogènes à la population, et non des facteurs exogènes (même si des facteurs exogènes peuvent aussi jouer : si nous découvrons demain d’énormes réserves de pétrole, cela va jouer sur les prix du pétrole, donc, a priori, sur l’inflation anticipée, donc sur l’inflation).
Posez-vous la question : Pourquoi attachez-vous un prix, une valeur, aux bouts de papier dans votre portefeuille ? Par quel prodige pensez-vous que ces bouts de papier ont la moindre valeur ? Qu’est-ce qui fait qu’à votre niveau personnel vous pensez que ces bouts de papier signés par Mme Lagarde garderont une certaine valeur dans un an, ou dans 10 ans ? Vous voyez bien qu’à votre échelle personnelle, la perception de la "valeur" de la monnaie fiduciaire est bien une affaire de perceptions (vous attachez sans doute, comme moi et la majorité des gens, une valeur aux billets signés par Mme Lagarde, mais d’autres personnes y voient de la fausse monnaie et préfèrent l’or, supposé être la seule "vraie monnaie"), d’anticipations (notamment sur la capacité de la BCE à faire correctement son travail à l’avenir), de psychologie.
Posez-vous une autre question : Quel rythme annuel de dépréciation, en termes réels (c’est-à-dire en termes de pouvoir d’achat de "choses"), anticipez-vous pour les billets € dans votre portefeuille ? Là encore, ce sont bien vos perceptions, vos anticipations, votre psychologie qui vont déterminer votre réponse : peut-être allez-vous répondre 2% (c’est la réponse "idéale" que souhaite ancrer la BCE), peut-être 5% (si vous vous alarmez de la hausse actuelle des prix sur votre panier hebdomadaire), peut-être 10% (si vous doutez de la compétence de Mme Lagarde). Au Japon une large partie de la population répond 0%, et il est bien difficile pour la BoJ de lui faire changer d’avis (car ces perceptions sont très enracinées après des années de déflation). En Argentine une large partie de la population répond 50%, et c’est difficile aussi de changer ces perceptions pour la banque centrale.
Généralisez maintenant ces questions à l’ensemble de la population. Vous voyez que ce sont les perceptions et les anticipations de l’ensemble du corps social qui vont déterminer l’acceptabilité de la monnaie fiduciaire (à nouveau, ce ne sont que des bouts de papier) comme réserve de valeur, unité de compte, moyen d’échange et moyen de paiement différé - donc comme monnaie. Ces perceptions sont "contagieuses" : si votre employeur, tous vos collègues, tous vos amis, pensent que l’inflation va rester (à peu près) stable autour de la cible de la BCE (2% par an), cela va influencer vos propres perceptions.
Non seulement par effet de conformité sociale, mais aussi parce que l’inflation est le résultat d’anticipations auto-réalisatrices. Si vous pensez que l’inflation va durablement rester autour de la cible de la BCE (2% par an) alors vous allez vous attendre à une progression régulière (hors progression de carrière, promotions etc.) de 2% par an pour votre salaire : c’est ce que votre employeur considèrera comme normal, et vous n’oserez peut-être pas demander une revalorisation excédant largement 2% (à nouveau, hors progression de carrière). De même, les fournisseurs de votre entreprise vont prétendre à une revalorisation de 2% des produits qu’ils lui vendent (s’ils demandaient davantage ils craindraient de perdre un client). Si les anticipations des agents économiques (employeurs, employés, fournisseurs, clients etc.) sont solidement ancrées à un niveau proche de la cible de la banque centrale, alors ce rythme d’inflation anticipée se propage de proche en proche dans toute l’économie, et l’inflation se concrétise à ce rythme.
Bien sûr les facteurs exogènes - comme actuellement les disruptions temporaires des chaînes d’approvisionnement causées par la pandémie et les mesures mises en place pour y répondre - peuvent occasionner une volatilité transitoire de l’inflation autour de la cible de la banque centrale. Mais si les anticipations d’inflation de long-terme des agents économiques restent ancrées près de la cible, alors ces déviations ne seront en effet que transitoires.
C’est pour cela que les banques centrales comme la Fed et la BCE ne guident pas leur politique monétaire sur l’inflation courante - qui peut être très volatile et "bruyante" : une politique monétaire qui suivrait à la trace ce chien fou serait illisible, imprévisible et très sous-optimale pour l’économie : mettez-vous à la place de l’entrepreneur qui doit emprunter auprès de la banque pour un projet, et celle du banquier qui doit financer ce projet : si le taux de la banque centrale ne cessait de bouger dans tous les sens, le banquier devrait appliquer une prime de risque de taux importante, qui conduirait à l’exclusion de projets pourtant viables et utiles à l’économie.
Au contraire, les banques centrales sont focalisées sur l’ancrage des anticipations de long-terme d’inflation des agents économiques à un niveau proche de leur cible. Par exemple, la Fed se focalise sur les anticipations d’inflation (pricées par le marché des swaps d’inflation et des obligations indexées sur l’inflation) "à 5 ans dans 5 ans" (c’est-à-dire actuellement sur la période 2027-2032) : vous voyez qu’elles sont très stables à un niveau proche de la cible de la Fed.
L’objectif de la politique monétaire, c’est donc de maintenir les anticipations d’inflation ancrées près de la cible d’inflation de la banque centrale. Car ce sont bien ces anticipations d’inflation qui vont déterminer les choix de consommation, d’épargne et d’investissement des agents économiques - donc qui vont déterminer le cours de l’inflation (hors facteurs exogènes essentiellement imprévisibles ou en tout cas peu maîtrisables).
Dans ce contexte, quel est l’objectif des prises de parole publiques des banquiers centraux ? Il s’agit évidemment d’influencer les anticipations des agents économiques - non pas de jouer les Monsieur météo ou les astrologues !
La parole du banquier central est le premier outil de politique monétaire - avant même les taux d’intérêt. Car la parole du banquier central va influencer les anticipations des agents économiques sur le cours futur des taux directeurs de la banque centrale - donc les taux d’intérêt de long-terme, plus importants pour la marche de l’économie que les taux de court-terme.
Quand vous faites un emprunt immobilier sur 20 ans, votre banquier doit réfléchir au coût de la ressource (l’argent) pour sa banque sur 20 ans. Dans cette équation, un paramètre crucial est le taux sans risque, c’est-à-dire la trajectoire futur du taux directeur de la banque centrale. Par ses prises de parole, le banquier central vise à "piloter" les anticipations des agents économiques sur la trajectoire future du taux directeur.
Quand M. Powell dit que l’inflation va être "transitoire", il vise à maintenir bien ancrées autour de la cible de la Fed les anticipations d’inflation des agents économiques - cet objectif a été bien atteint.
Quand M. Powell supprime ce terme "transitoire", il vise à transmettre aux participants de marché le "message" que la Fed va augmenter son taux directeur cette année (et sans doute les années futures) - toujours avec le même objectif de maintenir l’ancrage des anticipations d’inflation de long-terme.
C’est le pilotage des anticipations d’inflation et de politique monétaire, donc le pilotage de la courbe des taux d’intérêt, qui guide principalement la communication des banques centrales. C’est ainsi que la banque centrale peut influencer toute la courbe de taux (notamment les taux longs), alors que la politique monétaire conventionnelle (monter ou baisser le taux directeur) n’a qu’un impact modeste sur les taux longs.
Donc le banquier central ne peut évidemment mettre en doute, dans ses prises de parole, l’ancrage des anticipations d’inflation près de sa cible - car c’est précisément sa mission de maintenir cet ancrage. Et s’il est suffisamment convaincant, alors ces anticipations seront essentiellement auto-réalisatrices, et une inflation d’environ 2% par an se matérialisera - c’est-à-dire le rythme optimal pour l’activité économique et l’emploi.
Sur l’impact de la transition écologique sur l’inflation, il y a des débats. En Europe, je note que ceux qui s’en alarment le plus sont aussi ceux qui militent pour une fin rapide du QE… (c’est-à-dire que l’argument climatique est instrumentalisé par les "faucons"… ce qui est de bonne guerre).
Perso je pense que l’intensité énergétique de l’activité économique ne va cesser de décroître, alors que le poids de l’intelligence et de la technologie ne va cesser d’augmenter. Par ailleurs je pense que l’environnement économique mondial reste fondamentalement déflationniste (pour des raisons démographiques, technologiques, sociales, politiques). Je ne crois pas que cela change avec la pandémie (au contraire), ni avec le changement climatique (mais c’est certes plus difficile à dire). Par ailleurs les grandes banques centrales ont leurs taux directeurs à zéro et des portefeuilles de QE énormes à l’issue de cette pandémie, c’est-à-dire qu’elles ont une marge de manœuvre sans précédent pour répondre à toute poussée, transitoire ou non, de l’inflation. Je partage donc l’avis majoritaire du marché, qui croit en l’ancrage durable des anticipations d’inflation.
Dernière modification par Scipion8 (17/01/2022 00h53)
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