Au-delà du seul pump and dump appliqué aux actions, je m’interroge sur la notion de promotion cachée.
En anglais, il existe un mot : "a shill". Qui peut aussi faire un verbe to shill. A ne pas confondre avec to chill (refroidir, et par extension, faire peur, faire froid dans le dos). Pour les moins anglophiles, je précise que chill se prononce "tchil" alors que shill se prononce "chil" (comme la seconde syllabe du prénom Achille).
A shill était, historiquement, une personne payée pour se faire passer pour un client lambda enthousiaste, et entraîner ainsi derrière lui d’autre clients à dépenser leur argent. Jouer gros au casino (avec l’argent du casino) ; acheter des tickets d’un spectacle à la vue de tous pour faire venir d’autres personnes derrière soi dans la queue ; applaudir et être enthousiaste au premier rang d’un spectacle ; être enthousiasmé par la démonstration d’un marchand de rue et lui acheter son objet pour que d’autres achètent ensuite ; parier sur un jeu (tel le bonneteau) et gagner, pour que des curieux parient ensuite…
Sur internet, shill est devenu la désignation d’une personne qui fait la promotion d’une compagnie, d’un service, d’un produit, en étant payée par cette compagnie, mais en se faisant passer par un client ordinaire. Cela arrive couramment,historiquement sur les newsgroups, puis sur les forums, les blogs et les réseaux sociaux.
Contrairement au spam qui est souvent grossier, le shill est une personne humaine qui s’exprime comme une personne ordinaire et arrive donc à cacher sa véritable identité et son rôle de promoteur commercial.
A l’époque où l’e-réputation et les médias sociaux ont une telle importance, il devient de plus en plus courant que les recommandations, avis positifs, ou même questionnements naïfs, soient en fait l’oeuvre de promoteurs d’un intérêt mercantile.
Le shill peut être le patron ou l’employé d’une entreprise ; mais il peut être aussi être un tiers, non pas salarié mais influencé ou rémunéré de façon différente. Un proche du chef d’entreprise, qui veut (parfois maladroitement) lui rendre service en lui faisant de la pub… Les blogueurs et twittos qui reçoivent gratuitement un produit, et émettent un avis davantage positif que s’ils l’avaient acheté avec leurs deniers… Les journalistes qui sont invités à tester un produit dans une destination agréable tous frais payés et qui auront la reconnaissance du ventre. Etc.
Sur le mot Shill, cf. Shill - Wikipedia
Il est remarquable qu’aucun mot français ne corresponde exactement. "Complice" a la bonne signification, mais n’implique pas nécessairement que celui-ci agisse de façon cachée, trompeuse. "Complice secret" serait adéquat, mais ce n’est plus un seul mot, et ça sonne bizarre et maladroit.
il existe une vieille expression argotique, "faire le baron", qui correspond parfaitement, mais qui est tombée en désuétude. L’étymologie est d’ailleurs étrange : d’abord nommé le "contre" (il joue "contre", puisqu’il parie contre le meneur du jeu), déformé en "comte", c’est devenu de façon plaisante "baron" (mais la même dérive plaisante aurait tout aussi bien pu donner "duc" ou "marquis" !). Cf : Faire le baron : signification et origine de l’expression
A une époque où le marketing prend des formes toujours plus insidieuses et toujours plus répandues, il est regrettable qu’il n’existe pas de mot français pour désigner un "shill".
Pour pouvoir lutter ou se mettre en garde contre un phénomène, il faut pouvoir le décrire, le mettre en mots. Si le phénomène était suffisamment bien compris, décrit, critiqué, si le public était suffisamment mis en garde, il existerait un mot français. Les shills sont-ils si discrets, réussissent-ils si bien leur tâche furtive, que l’on n’a pas encore pensé à les nommer ?
Pourtant, les shills sont parmi nous, mais si difficiles à détecter, à l’instar de leurs frères et paronymes de science-fiction, les Slans de Van Vogt et les Shings de Ursula K. Le Guin. Les premiers ne sont pas méchants, mais les seconds, avec leurs mensonges pathologiques indétectables et leur volonté d’asservir la race humaine, sont nettement plus menaçants et sont peut-être une exagération inconsciente, par l’auteure, de ce que sont les shills ?
Là où la science-fiction rejoint la réalité, c’est qu’une intelligence artificielle est depuis peu capable de passer le test de Turing, c’est à dire de faire croire à un humain que c’est un autre humain qui lui parle. D’ores et déjà, des assistants divers et variés (Alexa, ou bien la petite fenêtre de tchat qui s’ouvre et qui dit "en quoi puis-je vous aider"), sont des AI ou en tout cas des algorithmes, et il ne faudra plus longtemps pour que les shills et les barons soient en fait des robots.
Sur notre brave forum, on répondra à des questions de gens qui n’existeront pas, on s’épuisera à apporter honnêtement nos meilleures connaissances et nos meilleurs conseils, à des gens qui n’existent pas mais sont simplement des bots qui, partant d’une demande de conseil en apparence normale et inoffensive, orienteront la conversation pour parler en positif du produit ou de l’entreprise qui les finance.
D’ailleurs, peut-être un être humain bien réel viendra-t-il d’abord nous présenter sur le sous-forum "entreprendre" son projet de créer des "shill bots" à visée marketing ? Il recevra forcément les félicitations du public ! Quelle belle initiative entrepreneuriale, dans le secteur extrêmement porteur du webmarketing ! Il y a tellement d’endroits où les shills seraient utiles : les réseaux sociaux, les blogs, les forums de discussion, les espaces de commentaires en bas des articles de presse… et tant qu’à faire, la presse elle-même ; d’ores et déjà, des articles sont écrits en mode semi-automatique ; bientôt les articles générés automatiquement. Générer à l’envie de l’écrit, mais aussi de l’audio et de la video. Le youtubeur virtuel, quel potentiel !
Le besoin est énorme, mais ce qui limite encore l’utilisation des shills, c’est le coût de la main d’oeuvre, et puis l’habileté nécessaire. Mais dès lors qu’on peut l’automatiser, dès lors que cela ne nécessitera plus qu’un investissement logiciel et payer ensuite un peu de bande passante, les possibilités sont infinies ! On pourra remplir l’internet de commentaires et d’articles fabriqués automatiquement et payés par l’entreprise ainsi promue. Objectif évident : ne plus être capable de distinguer la discussion normale de la promotion commerciale.
Quelle réussite entrepreneuriale ! Quelle magnifique perspective de croissance économique infinie et de bénéfices à deux chiffres ! Bravo ! Quel plaisir de se faire duper et manipuler par un entrepreneur aussi ingénieux et avisé ! Par contre, dépêchez-vous de le faire, car les géants de l’internet travaillent sur le même projet, pas sûr du tout que ce soit un petit entrepreneur méritant qui y arrive le premier !
C’était le quart d’heure "apprendre en s’amusant".
Dernière modification par Bernard2K (10/10/2018 09h53)