@Jef56, Faith : Pour moi il est clair, au-delà la trajectoire du prix du bitcoin, qu’à peu près tous les indicateurs d’une bulle s’éclairent : par exemple, si on regarde la liste de signaux de cet article, on voit qu’on les retrouve à peu près tous aujourd’hui sur les cryptos :
1) les arguments du type "c’est complètement nouveau, c’est un nouveau paradigme, les vieux modèles de valorisation des actifs ne s’appliquent pas"
Blog CFA Institute a écrit :
In other words, “trust us, because you’re an idiot” rules the day. If you feel dumb, despite your accumulated wisdom, you are likely in a bubble.
2) l’omniprésence de nouveaux jargons
3) le beau-frère qui commence à poser des questions sur l’investissement
4) le fait que tout le monde devient "expert" (effet de validation des gains passés)
5) la couverture médiatique massive
Franchement, la simple lecture des échanges sur cette file démontre l’existence d’une bulle, sans même qu’on ait à regarder la trajectoire du prix du bitcoin.
La question du timing de l’explosion de la bulle est bien sûr beaucoup plus complexe. Cet article académique peut offrir des références intéressantes, notamment la bulle des warrants chinois de 2006-2008, à laquelle ressemble peut-être la bulle bitcoin du fait de l’absence quasi-totale de smart money (pas de banques, pas d’investisseurs institutionnels) : comme pour le bitcoin, il s’agissait de spéculation pure largement menée par des "investisseurs" amateurs.
Quels sont les déterminants du timing de l’explosion de la bulle bitcoin ? En essayant d’y réfléchir par comparaison avec une bulle boursière classique, je pense que les facteurs suivants sont importants :
a) Le rythme de gonflement de la bulle : il me semble très rapide, par rapport à la plupart des bulles boursières passées, y compris la bulle techno de 2000. C’est un argument pour une explosion à brève échéance, à mon sens. Les bulles ne "ralentissent" pas, elles ne "corrigent" pas : elles explosent.
b) L’absence de valorisation rationnelle : comme on le voit sur cette file, il semble très difficile de trouver une méthode de valorisation (au moins théorique) des cryptos, alors que même une action internet pendant la bulle de 2000 pouvait au moins faire l’objet d’une valorisation théorique avec l’approche classique. A mon sens, cette spécificité de la bulle bitcoin peut jouer en 2 sens : (i) retarder l’explosion de la bulle, en l’absence de rappel à une méthode de valorisation rationnelle ; (ii) rendre l’explosion de la bulle particulièrement violente, puisqu’à partir du moment où la "foi" dans le bitcoin s’évanouira (et ici on parle vraiment de croyance), il n’y aura pas de prix plancher déterminé par un cadre rationnel (qui existe dans le cas d’une bulle boursière). Donc si on considère ce facteur seul, la bulle peut encore continuer mais l’explosion risque d’être particulièrement spectaculaire.
c) L’absence de smart money : Dans une bulle boursière habituelle, des investisseurs compétents décident rationnellement de profiter de la bulle (riding the bubble) et profitent de la phase de démocratisation pour couper leurs positions et prendre leurs profits. Dans la bulle bitcoin, la présence de ces investisseurs rationnels (smart money) est a priori beaucoup plus réduite. A mon sens, ce facteur particulier doit avoir 2 effets : (i) il rend la croissance de la bulle plus rapide qu’une bulle boursière habituelle (peu de profit-taking par des investisseurs rationnels) ; (ii) l’absence d’investisseurs rationnels aux "poches larges" rendra l’explosion de la bulle plus violente qu’une bulle boursière normale (voir le rôle que W. Buffett et autres investisseurs avisés ont pu jouer en 2008-2009, profitant de l’opportunité de valorisations soudains attractives et freinant la chute des marchés).
d) L’absence de fonction d’arbitrage : Dans un marché boursier, les participants professionnels contribuent à l’efficience du marché, même en temps de bulle, par l’exercice d’une fonction d’arbitrage. Dans le cas des cryptos, je ne vois aucun participant jouer ce rôle. A priori l’absence de fonction d’arbitrage peut retarder l’explosion de la bulle, mais aussi la rendre plus violente. Toutefois, l’introduction prochaine de futures sur le bitcoin par le CME pourrait changer la donne, en facilitant les arbitrages - permettant peut-être un meilleur fonctionnement du marché sous-jacent.
e) La multiplicité des triggers possibles pour l’explosion de la bulle : il me semble qu’on peut identifier un bon nombre de déclencheurs possibles pour l’explosion de la bulle bitcoin : réaction des régulateurs, concurrence entre cryptos, problèmes techniques, etc. Pour la bulle internet, le déclencheur était le retour brutal à une approche de valorisation plus rationnelle, c’est-à-dire la réalisation que la matérialisation économique des progrès technologiques avec internet serait plus compliquée que prévu. La multiplicité des déclencheurs possibles pour le bitcoin me laisse penser que la bulle doit exploser à assez brève échéance.
Si cette analyse est correcte, on voit que les différents facteurs ne jouent pas dans le même sens s’agissant du timing de l’explosion de la bulle : la sociologie des participants de marché peut retarder l’explosion, alors que la pente de la croissance de la bulle et la multiplicité des déclencheurs devraient a priori la rapprocher. En revanche, si mon analyse est correcte, l’explosion devrait être brutale (ce ne serait pas une simple correction).
Je précise pour les fans des cryptos que parler de bulle pour les cryptos implique nullement un jugement défavorable sur la technologie en elle-même ou sur les investisseurs dans ce marché. Je rappelle que la littérature académique démontre qu’il peut être rationnel pour un investisseur avisé de profiter des bulles.
En outre, on peut être intéressé par la technologie sans trouver justifiée la trajectoire du bitcoin : trop souvent, les fans des cryptos passent de l’argument (peut-être vrai) selon lequel "les cryptos, c’est l’avenir" à "donc, le bitcoin vaut USD 10,000 (ou plus)". [Pourquoi le bitcoin ? Pourquoi pas une autre crypto ? Peut-être d’ailleurs une qui n’existe pas encore ?] C’est comme en 2000, quand on passait de l’argument "internet, c’est une révolution" à "donnemoitonfric.com mérite un PER de 1000". Il faut être rigoureux un minimum et reconnaître que dans l’univers des cryptos on ignore totalement qui sera le Google ou l’Amazon de demain. [Le pire étant l’argument qui justifie la valorisation du bitcoin par son rôle de "réserve de valeur", magnifique exemple de tautologie.]
D’ailleurs s’agissant de la technologie en elle-même je commence à m’intéresser aux devises digitales des banques centrales, qui représentent peut-être une utilisation plus prometteuse de cette technologie dans un cadre contrôlé et régulé selon l’intérêt général. [Je précise que je suis banquier central - donc peut-être l’incarnation du mal pour certains :-) ]
@Balthazar : merci pour vos commentaires sur mon message sur le besoin de régulation sur les cryptos. Le caractère peut-être trop vague de mon message s’explique par le fait que j’ai essayé de résumer en français les conclusions des notes de l’EBA et du FMI, et sans doute par le fait que ces institutions sont au début de la découverte de ces sujets : il est clair qu’imaginer un cadre de régulation pertinent pour les cryptos n’est pas aisé quand on connaît surtout la régulation de la finance conventionnelle.
Cela dit, je pense que beaucoup dans la communauté cryptos sous-estiment totalement (a) le caractère régulé du secteur bancaire - une banque n’est pas un casino (même si occasionnellement certains banquiers ont pu l’oublier) - et (b) le fait que les autorités publiques (banques centrales, Etats) n’accepteraient jamais de perdre tout contrôle sur les flux financiers avec tout ce qu’ils impliquent : taxation, création monétaire / politique monétaire, stabilité financière, protection des consommateurs… Le krach de 2008 a donné le coup d’envoi à un cycle de régulation plus stricte de la finance, et en général il s’agit d’un cycle long.