J’ai rejoint ce forum au moment où les promoteurs de l’IF le quittaient, donc je dois rester prudent dans l’expression d’une opinion sur le sujet. Cela dit, la lecture (fascinante !) de la file Sears et de certaines files de portefeuille de promoteurs ou de suiveurs de l’IF me fait penser que les responsabilités sont largement partagées, entre ceux qui ont, sans doute sincèrement, cru à une chimère (ce qui n’excuse pas une certaine arrogance dans son marketing), et ceux qui les ont suivis aveuglément.
Quelques réflexions générales inspirées par cette histoire :
1) Les marchés boursiers sont plus efficients qu’on ne le pense. Quand on voit un cours en chute libre et des ventes à découvert massives, la première réaction raisonnable ce ne doit pas être "chouette, une opportunité value !", mais "que ce passe-t-il ?" - et on doit chercher à comprendre ou bien rester à l’écart. Les vendeurs à découvert ne prennent généralement pas ce risque sans raison. Cela ne veut pas dire qu’ils ont toujours raison, mais quand on voit des ventes à découvert sur 20% ou plus du capital, c’est au minimum la promesse d’un cours volatil, donc il vaut mieux calibrer prudemment toute position longue. Penser que "le marché se trompe" est d’autant plus risqué que la valeur concernée est liquide : Sears n’était pas une nano cap (même si elle le devient), et le marché actions US est probablement le plus efficient du monde.
2) On a rarement un avantage compétitif sur un marché étranger ou un secteur qu’on ne connaît pas professionnellement/personnellement. Il est absurde de croire qu’un petit investisseur amateur français puisse avoir un avantage compétitif dans l’analyse d’une valeur US. Pour bien analyser le dossier Sears, il fallait/faut une compréhension fine des problématiques de liquidité et une compréhension juridique des situations spéciales aux US : je ne vois pas comment un amateur pourrait avoir ces compétences, il faut une expérience professionnelle, ou au minimum être un investisseur expérimenté du pays.
Si je regarde les quelques exemples, sur ce forum ou ailleurs, d’investisseurs amateurs français qui ont bien réussi, sur la durée, dans le stock-picking (= construire ainsi un beau patrimoine), il me semble à peu près tous s’être spécialisés sur des segments bien identifiés et "proches" d’eux, géographiquement et/ou professionnellement : ils ont pris le temps d’aller pendant des années aux AG de nanos caps, ils ont utilisé une compétence professionnelle, etc. L’histoire du petit Frenchy qui lit un ou 2 articles intéressants sur SeekingAlpha, se prend pour Buffett et s’enrichit spectaculairement sur des valeurs US… elle n’existe pas.
3) La méthode de la valeur de liquidation me semble périlleuse pour des amateurs. De façon générale, je reconnais la pertinence de la méthode de la valeur de liquidation pour établir un prix plancher pour une entreprise. Mais je me demande si son utilisation par des amateurs (à tort et à travers, dans le cas de Sears) ne crée pas plus de danger que de compréhension. Il faut avoir une vision dynamique sur les actifs, s’intéresser à leur valorisation, envisager des scénarios de ventes d’actifs ou de spin-offs, comprendre que certains actifs peuvent être engagés auprès des créanciers (donc devenir indisponibles pour les actionnaires)… Tout cela me semble compliqué pour un investisseur amateur avec une connaissance superficielle du dossier (juste l’information publiée). Je pense que l’utilisation à tort et à travers de cette approche dans le cas de Sears, débouchant sur des fadaises sur des "actifs gratuits" et autre "marge de sécurité", a causé davantage de dégâts qu’un éclairage utile sur le dossier.
4) Un track-record de performance spectaculaire mais non audité / non vérifiable est un signe assez fiable d’entourloupe. Si un investisseur souhaite conseiller des clients sur leurs investissements boursiers contre rémunération, et affiche une belle performance passée pour les attirer, il doit être heureux et fier de la publier (au minimum) et de la faire auditer (mieux). S’il ne le fait pas, c’est qu’il a quelque chose à cacher. On le sait tous, il est très facile d’afficher une belle performance en sélectionnant ses meilleurs trades et en "oubliant" les autres.
5) Un ton plein de certitudes et une concentration excessive sont signes d’amateurisme, et devraient inciter les "suiveurs" à la prudence. Les grands investisseurs partagent tous une certaine modestie, ils savent reconnaître leurs limites. Quant à lire les conseils de certains de parier 50% (voire 100% !) de son portefeuille sur une seule valeur (a fortiori très risquée)… au minimum c’était de l’inconscience, au pire c’était une stratégie marketing inexcusable. La concentration a ses avantages, mais comme amateur avec une connaissance superficielle des dossiers, un minimum de diversification me semble recommandable.
6) La psychologie grégaire est un risque pour l’investisseur. Le groupe peut amplifier des biais psychologiques comme le FOMO (Fear of Missing Out), et le biais de confirmation (je vois bien les risques sur Sears mais X que j’apprécie a acheté Sears, donc même si j’ai un doute…). C’est pour cela qu’avoir des voix divergentes et un débat contradictoire est toujours utile sur un forum comme celui-ci.