Bonjour Flavius.
Effectivement, une banque centrale moderne doit savoir conduire sa politique monétaire dans un environnement économique fondamentalement différent du contexte inflationniste du 20e siècle, tout en menant d’autres missions cruciales dans les domaines de la stabilité financière, de la surveillance macroprudentielle, des systèmes de paiement, l’émission de billets… Les banques centrales oeuvrent donc à "mettre à jour" régulièrement leur stratégie (voire leurs statuts), afin de répondre à ses défis.
Pour ce faire, elles collaborent étroitement (c’est un des charmes du métier de banquier central : pas de concurrence entre nous) au sein de forums mondiaux comme le FSB (Conseil de Stabilité Financière), le BCBS (Comité de Bâle pour la Supervision Bancaire), le CPMI (Comité sur les Infrastructures de Paiements et de Marchés), etc. Par ailleurs la BRI joue un rôle important de recherche sur tous les sujets pertinents pour les banques centrales, et le FMI et la Banque Mondiale oeuvrent à la diffusion des bonnes pratiques dans le monde entier (assistance technique).
Quelques exemples de sujets d’actualité pour les banques centrales, pour illustrer cette mise à jour perpétuelle des missions des banques centrales :
1) Politique monétaire : Je rejoins votre avis sur le fait que les économies développées font désormais face à un risque déflationniste plus important que le risque inflationniste - pour des raisons touchant à la structure de l’économie mondiale (mondialisation), à la démographie (vieillissement) et à la technologie (digitalisation). On doit reconnaître que les banques centrales savent bcp mieux combattre l’inflation qu’une menace déflationniste, les moyens utilisés actuellement pour combattre le risque déflationniste étant assez "bourrins" et pas dépourvus d’effets pervers : le QE et les taux d’intérêt négatifs, essentiellement. La BCE, la Fed et la BoJ collaborent étroitement sur ces sujets. En 2014 on m’avait ainsi envoyé à un stage de 3 semaines à la BoJ pour préparer le QE de la BCE. Les QE de la Fed et de la BCE auraient sans doute été moins efficaces si nos collègues japonais n’avaient pas "essuyé les plâtres". Il y a chaque année des réunions trilatérales pour échanger sur ces sujets techniques.
Les banques centrales réfléchissent à leur objectif de politique monétaire, notamment leur cible d’inflation :
- la formulation de la cible d’inflation de la BCE a ainsi changé : la stabilité des prix n’est plus définie comme un indice harmonisé des prix à la consommation (HICP) "inférieur à 2% sur le moyen terme", mais "inférieur, mais proche de, 2% sur le moyen terme". Cette nuance cruciale signie que la BCE considère une inflation de 0%, voire 1%, comme "mauvaise", car exposant la zone euro à un risque déflationniste. Bcp de banques centrales s’orientent ainsi vers des cibles d’inflation "symétriques".
- un mandat "dual", tel que celui de la Fed (stabilité des prix + emploi maximum), reste assez "tabou" dans la zone euro car les Allemands préfèrent l’orthodoxie d’un mandat unique (stabilité des prix), mais la BCE reconnaît qu’il s’agit d’une question politique, donc en dehors de son champ de décision. Cela dit, mandat dual ou unique, en pratique la politique monétaire est souvent la même, mais un mandat dual renforcerait peut-être la légitimité politique / la "popularité" de la BCE, à mon avis.
2) Indépendance : Comme vous le dites bien, les dirigeants de l’Etat ont un "agenda" qui n’est pas forcément compatible avec la préservation de la valeur de la monnaie. C’est le fondement de l’indépendance des banques centrales. On s’attache donc à étendre l’indépendance statutaire (au niveau légal ou, de préférence, constitutionnel) des banques centrales dans le monde entier. Mais il ne suffit pas de décréter l’indépendance de la banque centrale : il faut la mettre en pratique, sur tous les plans :
- l’interdiction du financement monétaire de l’Etat doit être constitutionnellement garantie. C’est une conquête encore fragile, comme en témoignent certains programmes électoraux dans notre pays. Pour bcp de pays émergents, c’est tout nouveau (ce changement vient d’être adopté dans la zone monétaire d’Afrique où je travaille actuellement).
- l’indépendance financière de la banque centrale est essentielle : si la banque centrale n’a pas les moyens financiers d’avoir le personnel et les équipements nécessaires à sa mission, elle redevient dépendante de l’Etat. Dans les pays où il y a un excès structurel de liquidité bancaire, la politique monétaire coûte structurellement de l’argent (puisque la banque centrale absorbe cet excès de liquidité contre rémunération). Il est alors essentiel qu’un dispositif de recapitalisation automatique par l’Etat soit légalement garanti.
- la protection du Gouverneur et dirigeants de la banque centrale contre le pouvoir politique est aussi essentielle. La bonne pratique qu’on essaie de diffuser, c’est un mandat long, unique, non-renouvelable, sans possibilité de limogeage (sauf faute grave du type corruption).
3) Contrôle démocratique : L’indépendance de la banque centrale signifie qu’il y a besoin d’un fort contrôle démocratique sur son action. Un manque de transparence exposerait inévitablement la banque centrale à des critiques et, à terme, des menaces sur son indépendance. On essaie donc de diffuser des bonnes pratiques en termes de reporting (accountability) vis-à-vis du pouvoir politique (par exemple le Parlement) et de communication avec la presse et le grand public. J’ai fait plusieurs missions d’assistance technique dans ce domaine, pour aider des banques centrales à communiquer le plus simplement possible sur des sujets assez techniques.
4) Stabilité financière : Outre la politique monétaire, la banque centrale a un rôle clef à jouer dans la préservation de la stabilité financière (= la continuité de la fourniture de services financiers à l’économie). Ces missions n’ont cessé de gagner en importance depuis la Grande Crise de 2007-2008. Pour vous donner un ordre d’idée, alors que je suis expert en opérations de politique monétaire, j’ai passé environ 1/3 de mon temps, depuis le début de ma carrière, sur des sujets de stabilité financière, notamment sur la fonction de prêteur en dernier ressort de la banque centrale : je travaille sur la diffusion des bonnes pratiques dans ce domaine, c’est-à-dire un cadre d’ELA (Emergency Liquidity Assistance / Apport de Liquidité d’Urgence). Ces 3 dernières années, j’ai aidé à la mise en place de cadres d’ELA dans une demi-douzaine de banques centrales en Afrique et en Asie.
5) Surveillance macroprudentielle : Les banques centrales essayent de tirer les leçons de la Grande Crise de 2007-2008, notamment les risques issus du marché immobilier. En complément de la surveillance microprudentielle (= la supervision bancaire), les banques centrales développent ainsi leur surveillance macroprudentielle et des outils de prévention des bulles, comme le ratio LTV (loan-to-value = plafond sur le crédit immobilier accordé = % minimum d’apport lors de tout achat immobilier). On échange les bonnes pratiques dans ce domaine via une base de données mondiale, mais on en est au tout début, à mon avis.
6) Systèmes et moyens de paiement : Préserver la valeur de la monnaie, c’est aussi faciliter son usage rapide, peu onéreux (voire gratuit) et sûr par les consommateurs et les entreprises. Donc c’est un champ d’activité en expansion rapide pour les banques centrales. Dans les pays émergents faiblement bancarisés, il s’agit de faciliter l’accès aux services financiers pour des populations pauvres, en utilisant les nouvelles technologies (téléphone portable, notamment). En ce moment, beaucoup de banques centrales travaillent sur le sujet des Central Bank Digital Currencies (CBDC = "cryptos de banques centrales"), qui pourraient éventuellement permettre un accès direct des citoyens à la monnaie banque centrale, en parallèle du système bancaire.
Bref, les statuts des banques centrales doivent rester "vivants" pour s’adapter à l’environnement économique, politique, technologique - tout en maintenant dans le marbre les principes essentiels, en premier lieu la préservation de la valeur de la monnaie et l’indépendance de la banque centrale.
Désolé pour le pavé, mais votre question ouvrait bcp de perspectives !