Depuis l’autoroute du New Jersey Turnpike, les parois blanches du centre commercial American Dream ressemblent à celles de bien d’autres centres commerciaux fermés disséminés en Amérique, juste en plus grand. C’est en y pénétrant que vous êtes frappés par son audacieux principe. Tout tourne autour du spectacle.
A l’une des extrémités, vous apercevez les nombreux téléphériques d’une piste de ski intérieure haute de 16 étages, la plus grande dans l’hémisphère ouest. En face d’une patinoire de hockey assez grande pour accueillir les championnats professionnels se trouve le plus grand parc d’attractions fermé de l’hémisphère, le Nickelodeon Universe – un entrelacs coloré de montagnes russes et de manèges éparpillés sur 3 hectares. A côté se trouve le DreamWorks Waterpark, le plus grand parc aquatique intérieur d’Amérique du nord, avec une piscine à vagues et 40 toboggans. L’un d’eux ondule comme un gigantesque serpent bleu canard sur toute la longueur de l’atrium.
Sans oublier les boutiques, bien sûr.
American Dream, le centre commercial le plus cher jamais construit aux Etats-Unis a ouvert ses portes vendredi 25 octobre. C’est le premier, aux Etats-Unis, à consacrer plus de place au divertissement, à la restauration et aux attractions qu’aux magasins à proprement parler. Etant donné que plus d’un a décrété la mort du « shopping mall », c’est le secteur tout entier qui a les yeux rivés sur le spectacle pour voir si cette formule pourra sauver le centre commercial à l’américaine d’une offre excédentaire et de l’essor du e-commerce en ligne.
Le site de près de 36 hectares, bâti sur un marécage proche du complexe sportif de Meadowlands, va ouvrir par étapes jusqu’en 2021, pour un coût à date de 5,7 milliards de dollars. Le total pourrait atteindre les 6 milliards de dollars, après l’ajout de services comme l’hôtel et le centre des congrès déjà prévus.
Des ouvriers travaillent déjà sur de nouvelles attractions, nombre d’entre elles destinées aux familles. Un Legoland Discovery Center et le Sea Life Aquarium ouvriront au printemps. Les enfants pourront jouer dans le fuselage d’un Boeing 737 à KidZania, dont l’ouverture est prévue en 2021. Les fans de minigolf pourront s’attaquer à Pig Island et d’autres défis qui émaillent un parcours couvert de 18 trous inspiré par le jeu Angry Birds.
Il y a aussi des projets pour une salle de cinéma de luxe, un théâtre et une grande roue à l’extérieur du site d’où on verrait Manhattan, à quelques encablures de là, de l’autre côté de la rivière Hudson.
Le promoteur, le Canadien Triple Five Group, également propriétaire du Mall of America à Bloomington, dans le Minnesota, vise 40 millions de visiteurs par an sur le site. Soit plus du double des clients de Disneyland en Californie l’année dernière. Triple Five espère que les visiteurs passeront toute leur journée à American Dream, contre une à deux heures passées habituellement par les consommateurs au centre commercial le plus proche.
« Quand vous vous y promenez, nous voulons que vous soyez impressionné, subjugué, inspiré », dit le président de Triple Five, Don Ghermezian. Au terme « centre commercial » pour qualifier American Dream, il préfère l’expression « un ensemble incroyable d’expériences uniques ».
M. Ghermezian fait le pari que si les foules viennent pour les attractions, ils jetteront également un œil au plus de 450 commerces disséminés sur le site, parmi lesquels figurent les enseignes de luxe Tiffany & Co. et Hermès, mais aussi des classiques des centres commerciaux comme Victoria’s Secret et Sephora, ou encore la chaîne de supermarché asiatique H Mart. Les boutiques ouvriront à partir du mois de mars.
American Dream vise un chiffre d’affaires de 20 000 dollars par mètre carré, soit le double de ce que génèrent les grands centres commerciaux habituellement. La société de conseil HR&A Advisors estime qu’American Dream va engranger 309 millions de dollars par an avec ses attractions, et 2,6 milliards de dollars de chiffre d’affaires brut une fois que le projet se sera stabilisé à la troisième année d’exploitation.
« Nous voulons que les gens viennent pour le divertissement et qu’ils souhaitent ensuite rester pour faire des achats », indique M. Ghermezian. « La seule façon d’atteindre le parc aquatique, c’est de traverser 28 000 mètres carrés de boutiques. »
Triple Five a repris le site d’American Dream en 2011, après l’échec de précédentes initiatives par d’autres promoteurs. L’entreprise a été fondée par le père de M. Ghermezian, qui a quitté l’Iran pour le Canada dans les années 1940, et ses trois frères, qui ont fait grandir l’entreprise de l’habillement à l’immobilier alors que l’industrie pétrolière s’est envolée dans l’Alberta.
M. Ghermezian, qui préfère t-shirt, blazer et baskets aux costumes trois-pièces et souliers en cuir, a tellement envie qu’American Dream réussisse qu’il a hypothéqué près de la moitié de la participation de son entreprise dans deux de ses holdings les plus rentables – Mall of America, le plus grand centre commercial des Etats-Unis, et le West Edmonton Mall au Canada, plus grand centre commercial d’Amérique du Nord. Les deux proposent environ un quart de divertissement et trois quarts de commerces, tandis qu’American Dream est composé à 55 % de divertissement et à 45 % de commerces.
Il y a des risques : un ralentissement de l’économie américaine pourrait freiner les dépenses des ménages et conduire à ce que les gens ne viennent pas à American Dream. L’e-commerce continue de plomber les ventes de commerces physiques. Le centre commercial pourrait pâtir des embouteillages ou d’un manque de solutions de transports en commun, qui décourageraient les consommateurs et feraient fuir les commerçants.
Dans le secteur, certains se demandent dans quelle mesure la partie commerce du centre commercial réussira, notamment au regard de sa localisation à proximité d’autres centres commerciaux haut de gamme du New Jersey ainsi que l’abondance de possibilités de shopping offertes par la ville de New York. Enfin, gérer un site de divertissement nécessite plus de personnel et une expertise dans la gestion des foules – ainsi que des investissements autrement plus importants.
Néanmoins, certains promoteurs de centre commerciaux voient ce concept comme l’une des meilleures chances qui restent pour redynamiser le secteur.
Les premiers centres commerciaux des Etats-Unis ont été construits dans les années 1950, dans le sillage de l’essor des banlieues et de leur population et de l’émergence d’une culture de la voiture. Les promoteurs en ont construit des centaines à travers le pays, se reposant sur un modèle où un ou plusieurs grands magasins servaient de figure de proue au site, attirant les commerçants vers d’autres boutiques plus spécialisées.
Mais les promoteurs ont trop construit. Aujourd’hui, il y a environ 1 200 centres commerciaux dans le pays, selon les chiffres du International Council of Shopping Centers. Seuls 22 nouveaux centres commerciaux ont été construits au cours des dix dernières années. Et un nombre croissant de sites ont été transformés en zones de bureaux, appartements, hôtels ou entrepôts.
Ceux qui subsistent ont été ravagés par la concurrence d’Amazon et par les changements des habitudes des consommateurs. De nombreuses chaînes de grands magasins et de nombreux distributeurs ont réalloué leurs ressources au développement de leur activité sur Internet afin de compenser le recul du trafic en magasin. Ils ont fermé, réduit la voilure ou déménagé certains de leurs magasins moins performants vers des emplacements plus courus, notamment dans rues commerçantes des centres-villes.
De nombreux propriétaires ont tenté d’endiguer la fuite des consommateurs et des locataires en renégociant les loyers et en remplissant leur agenda de divertissements annexes comme des spectacles de drag-queens et des fermes pédagogiques.
Au Fashion District Philadelphia, un nouveau centre commercial à 400 millions de dollars qui a ouvert le mois dernier, on trouve ainsi Candytopia, une exposition interactive d’art et de confiseries qui existe dans trois autres centres commerciaux. Il faut acheter un billet à l’entrée pour pouvoir déambuler dans une fosse en marshmallow, des sucettes sculptées grandeur homme et des portraites en bonbons – autant d’arrière-plans propices à des photos partagées sur les réseaux sociaux. L’entreprise dit que son site de Philadelphie attire 1 700 visiteurs par jour.
« Le téléphone est devenu une arme pour les millennials et la génération Z. Cela a modifié la façon dont ils arpentent un centre commercial », affirme le directeur général de Candytopia, John Goodman.
Joe Coradino, DG du Pennsylvania Real Estate Investment Trust, qui a ouvert le Fashion District avec le propriétaire du centre commercial Macerich, indique que l’entreprise recherche de plus en plus des occupants qui proposent des expériences. « C’est important pour nous d’intégrer des attractions à fort impact qui renforcent notre positionnement en tant que destination incontournable », dit-il.
A l’origine, American Dream devait s’appeler Xanadu, le nom choisi par le promoteur initial, le constructeur de centres commerciaux Mills. Mills comptait construire un complexe mêlant divertissement, sport, commerce, bureaux et hôtel, où devaient figurer le domaine skiable couvert, une piste de karting inspirée par la Formule 1 et un simulateur de saut en parachute, pour un coût total de 1,3 milliard de dollars.
En 2011, l’ancien gouverneur Chris Christie a qualifié le projet de bâtiment le plus moche de tout le New Jersey. Le design originel consistait en une sorte de rampe ascendante avec une façade ressemblant à un mur de Lego bleu et gris.
Circuit City, Virgin Megastore et Borders Books & Music avaient envisagé d’y prendre des emplacements. American Dream aura survécu à toutes ces entreprises.
Mills a rencontré des difficultés financières en 2006 et la firme Colony Capital, de Thomas Barrack, a récupéré le projet. Colony y a ajouté le projet d’une grande roue et d’un théâtre. Le budget est monté à 2 milliards de dollars. La chute, en 2008, de Lehman Brothers, le premier prêteur de Colony sur ce projet, a mis un coup d’arrêt à la construction en 2009.
M. Ghermezia a racheté le site en 2011 pour un montant non divulgué. Du projet Xanadu, il ne reste que la piste de ski archée.
Pour American Dream, Triple Five s’appuie sur ses expériences avec le West Edmonton Mall, qui a ouvert en 1981, et le Mall of American, inauguré onze ans plus tard.
Le promoteur a constaté que lorsque la conjoncture économique est mauvaise, les sites de divertissement peuvent attirer les consommateurs hors de chez eux. Lors de la crise de 2009, Triple Five offrait, en semaine, des entrées gratuites pour les parcs d’attractions aux personnes qui avaient fait des achats pour un certain montant dans ses deux centres commerciaux, dit M. Ghermezian.
Cela était aussi plus facile parce que Triple Five était propriétaire à la fois de la partie commerciale et du divertissement, plutôt que de dépendre d’un tiers, comme c’est le cas pour les plus petits centres commerciaux en raison des coûts.
Triple Five a acheté deux Rolls-Royce pour emmener les clients aisés de Manhattan ou des Hamptons vers le nouveau centre commercial. Cet avantage fera vraisemblablement partie d’un programme de fidélité, indique l’entreprise. Ceux qui n’ont pas la patience de subir les aléas du trafic peuvent arriver par hélicoptère et se poser sur l’un des trois héliports prévus sur le site.
La patinoire et le parc d’attractions Nickelodeon font partie de la première phase de d’American Dream, qui a démarré vendredi 25 octobre.
Comme American Dream ouvre par phases, les premières impressions des consommateurs pourraient être teintées par les travaux toujours en cours et les zones interdites d’accès. Certains commerçants ont dit qu’ils étaient prêts à ouvrir fin octobre, mais qu’il n’y avait pas la masse critique de boutiques ou de restaurants pour les rejoindre. Nombre de distributeurs n’ont pas encore arrêté leur choix concernant leur emplacement dans le centre commercial, ce qui pourrait reporter les ouvertures au mois de mars, estiment certains analystes.
« Si vous ouvrez sans magasins, vous allez décevoir les gens », note Nick Egelanina, président de SiteWorks, une société de conseil spécialisée dans le retail. « Je ne pense pas que c’est une bonne chose à faire. »
Triple Five affirme qu’une ouverture collective de magasins en mars est préférable à une ouverture échelonnée. « Nous avons trop de locataires qui font encore des travaux », a déclaré M. Ghermezian.
Le magasin de jouets Build-a-Bear Workshop va ouvrir un magasin de 280 mètres carrés à American Dream, quand bien même il prévoit de fermer 30 magasins dans les dix-huit prochains mois – dont certains dans des centres commerciaux couverts. L’enseigne s’est dernièrement intéressée aux bateaux de croisière et aux complexes hôteliers avec parc aquatique, qui conservent l’attention de leurs clients pendant de plus longues périodes.
« Si vous allez au centre commercial pour trois ou quatre heures, vous vous attendez potentiellement à ne dépenser que “X” argent. Mais si vous y passez deux jours, vous chercherez à expérimenter toutes les différentes activités parce que vous n’êtes pas près de revenir avant un moment », indique Chris Hurt, directeur des opérations chez Build-a-Bear. L’entreprise se dit que les clients passeront plus de temps à American Dream.