14 #1 08/05/2018 00h36
- Scipion8
- Membre (2017)
- Réputation : 2535
Delta a écrit :
Bonjour Scipion8,
Scipion8 a écrit :
Par ailleurs, jusqu’à fin 2015, j’étais strictement contraint sur mes opérations en bourse, en application des règles de mon ex-employeur (je détenais des informations privilégiées sur toutes les banques de la zone euro).
Pourriez-vous nous donner, en quelques lignes, votre avis / appréciation sur les banques de la zone euro, en particulier les établissements français, dont nous sommes sur ce forum principalement clients ? Bien évidemment, je comprendrais parfaitement que vous ne puissiez ou ne souhaitiez pas répondre à ma question.
M_erci.
Je crée une file de discussion dédiée pour répondre cette question de Delta dans ma file de présentation. Il y a quelques files de discussion sur des sujets proches, notamment ici et là, mais sauf avis contraire des modérateurs, il vaut peut-être mieux une file dédiée pour une discussion plus générale. (Je souhaite aborder les différents produits pour l’investisseur : actions, obligations, dépôts…)
Je précise que je présente ma vision des banques, qui m’est personnelle et donc évidemment contestable. Je ne suis pas banquier, mais banquier central, et je ne suis pas un superviseur bancaire (qui a, ou devrait avoir, une compréhension globale d’une banque), mais un spécialiste des opérations de politique monétaire et de la liquidité bancaire (donc j’ai tendance à voir les banques sous cet angle de la liquidité, qu’on peut voir comme le "petit bout de la lorgnette", ou au contraire comme le "nerf de la guerre").
Je pars de zéro, (I) en énonçant des principes généraux, avant d’en venir précisément à la question de Delta, (II) en présentant ma perception générale des banques françaises et européennes, et je conclurai (III) en présentant quelques stratégies possibles pour l’investisseur particulier, selon son niveau de sophistication et de compréhension du système bancaire. Je commence aujourd’hui par les principes généraux.
I - Principes généraux
1) Une action bancaire est un produit financier risqué : En règle générale, je considère une action bancaire comme plus risquée qu’une action d’une entreprise industrielle, pour 5 raisons essentielles :
a) Les banques sont fortement exposées au cycle économique. Dans la banque de détail comme dans la banque d’investissement et d’affaires, l’activité et la rentabilité fluctue fortement avec le cycle économique. Outre le ralentissement de l’activité, les récessions sévères entraînent généralement des pertes pour les banques, en raison de l’augmentation des défauts sur leurs prêts aux entreprises et particuliers. Evidemment, ce caractère cyclique n’est pas unique aux banques (constructeurs automobiles etc.).
b) Les banques ont par essence des bilans complexes et peu transparents. C’est particulièrement le cas des banques qui, comme les banques "universelles" françaises, ont à la fois des activités de détail, d’investissement / finance de marché etc. Même les superviseurs, qui ont accès à une information bien plus riche que l’investisseur particulier, ne peuvent affirmer qu’ils comprennent exactement tous les risques pris par une banque. En période de crise, on découvre toujours des "cadavres dans le placard" : quand les superviseurs exigent d’une banque qu’elle réévalue à leur valeur de marché des actifs risqués, ils s’aperçoivent souvent que le traitement comptable de tel ou tel actif risqué n’en fait pas ressortir une image fidèle. Ainsi, les pertes sur réévaluation d’actifs peuvent augmenter massivement en période de crise, affectant la solvabilité de la banque.
c) Les banques ont par essence un levier très important. Les capitaux propres d’une banque ne représentent qu’une fraction de son bilan, de telle sorte qu’un pourcentage de perte même minime sur ses actifs peut entièrement effacer son capital. Dans le cadre de Bâle III, les ratios de solvabilité bancaires (capitaux propres sur actifs ajustés des risques) ont été rehaussés afin de rendre les banques plus résilientes (a fortiori quand elles sont systémiques), mais il est illusoire de penser que ces "coussins de sécurité", même plus prudents qu’avant la dernière crise, peuvent entièrement protéger le système bancaire de chocs majeurs.
d) Les banques font face à des risques constants sur leur liquidité. Une banque fait de la "transformation de maturités" : elle prend des ressources majoritairement à court terme, comme des dépôts, et les affecte sur des opérations majoritairement à long terme, comme des prêts immobiliers etc. Il s’ensuit une forte vulnérabilité à des retraits massifs des ressources à court terme, si la banque ne peut liquider aussi rapidement ses actifs, souvent illiquides (a fortiori en période de crise). Les régulateurs ont mis en place de nouveaux ratios de liquidité (LCR = Liquidity Coverage Ratio et NSFR = Net Stable Funding Ratio), qui obligent les banques à garder un minimum d’actifs liquides et de ressources tables, mais le risque de liquidité inhérent à l’activité bancaire demeure. La banque centrale joue un rôle majeur pour permettre aux banques de rester liquides en temps de crise, mais ses opérations sont contraignantes pour les banques : en particulier, les banques centrales ne prêtent aux banques que contre des actifs de bonne qualité présentés en garantie (collatéral).
e) En cas de résolution de la banque, l’actionnaire fait généralement face à une perte totale. Dans un scénario de liquidation de la banque, l’actionnaire peut espérer un paiement sur la liquidation des actifs uniquement après paiement de l’ensemble des créanciers de la banque : déposants, banque centrale, créditeurs sur le marché monétaire (notamment autres banques), détenteurs d’obligations senior et subordonnées… En raison (i) du levier très important, spécifique au secteur bancaire, et (ii) de l’utilisation massive de financement collatéralisé, l’actionnaire d’une banque en liquidation peut en toute probabilité espérer un taux de recouvrement de 0%. Par exemple, quand une banque centrale intervient pour soutenir une banque en difficulté, en lui fournissant de la liquidité d’urgence (agissant comme prêteur en dernier ressort), elle exige que la banque lui fournisse en garantie ses bons actifs disponibles (c’est une de mes spécialités) - qui dès lors ne seront plus disponibles pour les autres créditeurs, et a fortiori les actionnaires. Or, les banques sont généralement opaques dans leur communication sur leur asset encumbrance = la non-disponibilité d’actifs présentés en garantie à divers créditeurs collatéralisés (dont la banque centrale).
Pour toutes ces raisons, être actionnaire d’une banque comme BNP Paribas (au demeurant une bonne banque, dont je suis actionnaire) est généralement plus risqué qu’être actionnaire d’une bonne small cap dont on peut estimer assez simplement la valeur de liquidation, ou même d’un conglomérat industriel complexe du type LVMH. Je considère même les conglomérats industriels les plus complexes comme plus simples à analyser qu’une banque (a fortiori une banque universelle).
2) Analyser une banque, c’est l’évaluer sous 3 dimensions différentes : la profitabilité, la solvabilité et la liquidité.
Quand on s’intéresse à une action d’une entreprise industrielle, l’analyse fondamentale "rapide" consiste à regarder sa profitabilité passée et future, puis appliquer des ratios sectoriels à divers postes de résultats (PER, VE/EBITDA, P/CAF etc.). Un investisseur deep value, lui, va regarder plus en détail le bilan de l’entreprise, et par exemple estimer la valeur de liquidation de ses actifs.
Ces approches ne fonctionnent pas pour une banque. On peut bien sûr calculer des ratios et comparer les banques, mais cette approche est insuffisante, voire trompeuse. Quant à essayer de calculer une valeur de liquidation, c’est mission impossible (notamment en raison du manque de transparence sur la disponibilité des actifs, dans un contexte de prolifération des financements collatéralisés).
Pour analyser une banque, il faut à mon sens examiner une à une 3 dimensions bien distinctes :
a) La profitabilité est la capacité de la banque de générer un résultat positif de façon régulière. Les banquiers centraux comme moi (quand je dois proposer de sauver ou non une banque par l’apport de liquidité d’urgence) utilisent la notion de "viabilité" : le business model de la banque lui permet-il de générer des profits réguliers, ou bien la banque est-elle condamnée à des pertes et des recapitalisations répétées à cause d’un business model obsolète ? Cette question, l’investisseur particulier doit aussi se la poser : quelle est la position compétitive de la banque ? A-t-elle un avantage compétitif sur un segment donné ? Son activité est-elle diversifiée ou est-elle un acteur de niche ? etc. Des réponses à ces questions résultent une appréciation de la viabilité du business model de la banque, et de sa profitabilité "structurelle".
b) La solvabilité mesure la capacité de la banque à résister à des pertes sur ses actifs. Les capitaux propres sont le coussin de sécurité d’une banque face à une dépréciation de ses actifs. Idéalement, l’investisseur doit avoir une idée des risques principaux sur les actifs de la banque : quelle est la part des prêts par rapport aux titres ? Quelle est la qualité des prêts aux entreprises et particuliers ? En particulier quel est le niveau des créances en souffrance (NPL = non-performing loans) ? La banque les a-t-elle suffisamment provisionnées ? A quels titres obligataires la banque est-elle principalement exposée ? (risque souverain etc.) Il s’agit donc d’avoir une idée relative des risques pris par les banques sur leurs actifs, puis d’évaluer si les capitaux mis en face de ces risques sont suffisants ou non: on va éviter de s’exposer à une banque dont les ratios de solvabilité dépassent à peine les minima prudentiels, si son bilan semble particulièrement risqué.
c) La liquidité mesure la capacité de la banque à satisfaire ses obligations de paiement en toutes circonstances. Une banque doit en permanence faire face à des retraits de ressources : des obligations qu’elle a émise viennent à maturité, et parfois leur renouvellement (rollover) est difficile ; de même, des prêts interbancaires peuvent ne pas être renouvelés à maturité ; des retraits de dépôts ont lieu tous les jours, de façon parfois irrégulière et difficilement prévisible. Le rôle du trésorier de la banque (mes interlocuteurs au quotidien dans mon travail), c’est de maintenir la banque liquide à tout moment. L’erreur est interdite : une défaut de paiement, même mineur aurait des conséquences catastrophiques pour une banque (rupture de confiance, retrait des créditeurs et déposants etc.). Le trésorier doit donc garder en permanence une position de cash suffisante (sans toutefois l’exagérer bien au-delà du nécessaire, ce qui aurait un coût pour la banque) ainsi qu’un stock suffisant d’actifs liquides pouvant être vendus rapidement en cas de besoin.
Il faut bien comprendre que ces 3 dimensions peuvent ne pas être alignées pour une banque donnée :
a) Une banque solvable peut être illiquide. Une banque qui aurait un seul actif de très grande qualité, mais très illiquide, disons le Château de Chambord, et se financerait à 50/50 par des capitaux propres et des dépôts serait solvable (ratio de solvabilité très élevé, actif excellent) mais absolument illiquide, et condamnée à un défaut rapide, car elle ne pourrait pas faire face au moindre retrait de dépôt.
b) Une banque profitable peut être illiquide. Au début de la dernière crise financière en août 2007, le marché monétaire de la zone euro s’est gelé instantanément, sous nos yeux dans la banque centrale où je travaillais. Aucune banque, même très solide et très profitable, n’avait plus accès à la liquidité interbancaire indispensable à son fonctionnement, nécessitant une action immédiate de la BCE.
c) Une banque liquide peut perdre de l’argent et devenir insolvable. Imaginons une banque dont la priorité absolue est la liquidité : elle ferait en sorte de n’avoir que des actifs très liquides (disons des bons du Trésor français et allemands), elle cesserait tout prêt aux entreprises et particuliers. Il va sans dire qu’elle ne gagnerait pas d’argent au niveau actuel des taux sur ces titres d’Etat ! A terme, cela affecterait sa solvabilité.
Donc l’investisseur intéressé par le secteur bancaire ne peut se contenter de regarder la profitabilité de la banque. Il lui faut aussi évaluer sa résilience à des chocs sur ses actifs (= sa solvabilité) et à des retraits soudains de ressources (= sa liquidité). Occulter une de ces dimensions, c’est risquer une très mauvaise surprise.
Je voulais introduire ces idées générales et cette grille de lecture avant d’en venir dans un autre message au secteur bancaire français et européen, et aux stratégies possibles pour l’investisseur particulier.
Mots-clés : banques, liquidité, solvabilité
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