7 18 #276 15/03/2022 18h31
- Ursule
- Membre (2019)
Top 10 Année 2022
Top 10 Finance/Économie - Réputation : 216
Bonjour à tous,
Pour faire suite aux discussions récentes au sujet de la Russie, de l’inflation, et du prix de l’énergie, je souhaite contribuer à l’effort collectif de compréhension en apportant ma participation au sujet des enjeux du pétrole. Comme chacun a pu le constater, de plus ou moins loin en fonction du contact que l’on a avec l’or noir, le prix du pétrole est sujet à une volatilité exceptionnelle et des mouvements de prix extrêmes ces dernières semaines. Il est évident que cela a en grande partie à voir avec la Russie et sa capacité d’extraction et de commercialisation d’énergie. Mais lorsque l’on regarde dans le détail, il y a une multitude de points à côté desquels les médias "grand public" passent.
Je lisais ce matin dans la newsletter (à laquelle je me suis abonné il y a un mois pour tester, et à laquelle je ne vais pas tarder à me désabonner) de Marc Fiorentino du 15/03/2022 ce qui suit :
MonFinancier - MeilleurPlacement a écrit :
MAGIQUE
Quand le pétrole a flambé, les prix à la pompe ont flambé.
Le pétrole chute brutalement, mais les prix à la pompe ne vont pas retomber avec la même amplitude…
Une occasion supplémentaire pour les groupes pétroliers d’améliorer des marges qui vont être en partie financées par la prime électorale de 15 centimes par litre du gouvernement.
On marche sur la tête.
ÉTONNANT…
…d’ailleurs que personne ne gueule sur les groupes pétroliers, mais aussi sur les groupes de transport et tous les groupes qui répercutent les hausses des coûts sur les entreprises et les consommateurs et les amplifient.
Et pourtant ils affichent des résultats records ce qui prouve bien qu’ils augmentent leurs marges en période de guerre.
On appelle cela des profiteurs de guerre.
A ce sujet, plusieurs points sont importants à mentionner :
Le pétrole est une matière physique qui se traite physiquement, et dont les ramifications secondaires se traitent sur le marché dit "papier". Au contraire d’une action qui vaut (en simplifiant) toujours plus ou moins la même chose quel que soit l’endroit du globe où vous vous trouviez, le pétrole doit être :
- extrait (plus ou moins facilement),
- transporté (par bateau de différentes tailles, par pipeline plus ou moins long),
- livré (plus ou moins loin)…
- …à des raffineries (plus ou moins complexes).
Il s’agit donc d’une affaire physique en priorité, que les activités de trading viennent complexifier au travers du marché "papier". Celui-ci sert, en priorité, aux acteurs physiques pour se hedger contre les variations de prix, à des banques ou hedge funds pour se protéger contre l’inflation… Puis, même si cette activité est de loin la plus importante en termes de volume, à spéculer. A ce titre, l’acteur non pétrolier qui investit dans un marché le fait au travers d’un indice (Brent, WTI…). En ce qui concerne le Brent, il s’agit du nom d’un puits de pétrole situé en mer du Nord, et l’on pourrait donc penser que l’indice Brent est le reflet du pétrole issu de ce puits. En réalité le puits Brent ne produit plus que très peu de barils, et l’indice Brent est indirectement connecté au marché "Dated Brent", qui ne s’adresse, lui, qu’aux pétroliers capables de prendre livraison de barils. Le marché "Dated Brent" reflète la production et les prix d’un panier de puits de pétrole brut "Brent", "Forties", "Oseberg", "Ekofisk" et "Troll" (voir carte ci-dessous).
La production et les stocks de pétrole de mer du Nord sont aujourd’hui très marginaux au regard du reste du monde, mais ce sont les puits qui constituent cette production qui ont formé les premiers indicateurs de prix. Et à ce titre, le prix des barils de la région est exprimé en fonction dudit marché "Dated Brent" en fonction de leur qualité. Ladite qualité est exprimée de différentes manières (et l’on entrerait, à mon sens inutilement, dans un degré de technicité élevé), mais ce qu’il faut retenir c’est que chaque puits est une réserve de pétrole d’une qualité propre au puits. Le pétrole "Brent" n’est pas le même que le pétrole "Ekofisk", qui n’est pas le même que le pétrole "Oseberg"… et chaque pétrole a donc son prix propre. Au sein même du marché "Dated Brent", les différentes qualité s’échangent à un discount ou premium par rapport au panier. L’"Ekosik" se traiterait donc à "Dated Brent" +2$ par exemple, ou le Forties à -0.5$. Ce prix de "Dated Brent" vient influencer le prix de l’indice Brent de différentes manières, mais il faut rappeler que malgré quelques aléas et fluctuations, cela est étroitement lié à une réalité physique d’équilibre offre/demande/stocks.
D’autres régions viennent également livrer du pétrole brut à l’Europe, qui en consomme plus qu’elle n’en produit. La Russie est un de ces exportateurs importants pour l’Europe. La Russie extrait et exporte un certain nombre de millions de barils par jour (Mbj) en direction de l’Europe, dont les raffineries sont particulièrement adaptées à recevoir ce type de pétrole, ce qui est un point intéressant : le pétrole brut est inexploitable en l’état. Les usines ne fonctionnent pas au pétrole brut, de la même manière que nos voitures et nos chauffages de peuvent fonctionner avec un pétrole brut/non raffiné. Il faut donc le raffiner grâce à une raffinerie, qui séparera par la méthode de la distillation (en chauffant beaucoup le pétrole, les molécules qui le constituent se séparent par ordre de poids dans une colonne, dont les segments seront utilisés pour produire différents produits) ce qui servira à produire le fuel, le diesel, le kérosène, l’essence et les composés pétrochimiques. Chaque raffinerie est unique, mais on peut retenir que les raffineries sont en général adaptées à la qualité de pétrole qu’elle reçoit le plus souvent (le pétrole Russe par exemple pour certaines raffineries Européennes) ainsi qu’à la qualité qui correspond le plus au profil de demande des consommateurs.
A ce sujet, l’élément important à garder en mémoire est que la consommation d’essence ou de diesel n’est pas la même partout sur Terre. Les USA consomment beaucoup plus d’essence que de gasoil, alors que c’est l’inverse pour les Européens. Pour cette raison, les raffineries sont réglées pour produire le plus possible d’essence aux USA, et de diesel en Europe. Les raffineries Européennes achètent également des pétroles bruts dits "lourds" qui permettent de maximiser la production de diesel (le diesel est plus lourd que l’essence parce que les molécules qui le constituent comportent plus de molécules de carbone que les molécules de l’essence), quand les raffineries Américaines privilégient des pétroles dits "légers" qui facilitent la production d’essence. La Russie produit un pétrole qui correspond bien aux raffineries Européennes, ou celles-ci se sont adaptées à la qualité Russe. A titre d’indication, on extrait en Europe environ 45% d’un baril de pétrole brut sous forme de diesel et assimilé, alors qu’il s’agit plutôt de 30% aux USA. Et cela fait sens ; l’Europe importe quand même du diesel parce qu’elle en consomme plus qu’elle n’en produit, alors que les USA exportent du diesel. Vice versa, les USA importent de l’essence alors que les Européens exportent leur essence puisqu’ils en produisent trop pour leurs besoins.
Il est donc évident que le marché du pétrole brut et celui des produits du pétrole brut (produits pétrochimiques, essence, kérosène, diesel, fuel…) sont des marchés distincts. Prenons un exemple fictif : admettons que l’Europe dispose de 6 mois de stocks de pétrole brut (ce qui est énorme et impossible) mais manque cruellement de diesel. La pression à l’achat de pétrole brut sera particulièrement faible puisque le besoin ne s’en fera pas ressentir. La pression à la production et à l’achat de diesel seront cependant énormes, puisqu’il faudra absolument faire en sorte que l’industrie fonctionne, que les voitures se déplacent, que les ménages se chauffent… On se trouvera donc dans un marché sans pression côté pétrole brut et avec énormément de pression côté diesel. Il existe une manière de quantifier cette pression ; il s’agit d’un produit spécifique au pétrole que l’on appelle un "crack".
Le "crack" est la différence entre le prix du pétrole brut et celui d’un produit en particulier. Le crack d’essence représente par exemple la différence entre le coût d’achat du pétrole brut pour une raffinerie et le prix de vente de l’essence produite à partir dudit pétrole brut grâce au raffinage. En additionnant les cracks de tous les produits (produits pétrochimiques, essence, kérosène, diesel, fuel…), on obtient la "marge" d’une raffinerie, c’est à dire son chiffre d’affaire moins ses achats de pétrole brut.
Il est intéressant de noter que pendant que le prix du pétrole s’envolait, le crack de diesel a explosé. C’est à dire que le prix du diesel s’est envolé bien plus vite que ne s’est envolé celui du pétrole brut. La raison en est assez simple : les stocks de diesel en Europe, aux USA et en Asie sont à des niveaux critiques tels que l’on ne les a jamais connus. Les acteurs du secteur pétrolier le savent, et toute atteinte à l’équilibre fragile entre la production et la demande a un impact beaucoup plus important sur le diesel qu’il n’en a sur le pétrole brut. Il était d’ailleurs assez surprenant de noter que le marché ne s’était pas encore trop inquiété de la situation du diesel avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine.
Pour faire court, parce que j’ai l’impression d’avoir écrit un roman, la connexion entre le Brent que l’on "voit à la télévision" et le prix est à la pompe est assez faible, et il existe beaucoup de facteurs qui expliquent leur différence :
- Le Brent n’est pas le pétrole que l’on consomme en plus grande partie.
- On achète beaucoup de pétrole non lié à la région "Brent".
- Le pétrole Russe est plus adapté à la production de diesel par exemple (on pourrait faire la même analyse sur l’essence) et son manque aurait des effets dévastateurs car nous ne pourrions pas entièrement le remplacer.
- L’état des stocks d’un produit n’est pas l’état des stocks du pétrole brut.
- Le prix du pétrole brut est différent de celui des produits qui en découlent.
Je pourrais développer davantage si le sujet vous intéresse, mais je tenais à réagir à ce type de propos (cf. Marc Fiorentino). Comme toujours, les choses ne sont pas si simples, et les phénomènes sont rarement monofactoriels. Je ne doute pas que les pétroliers fassent leur intérêt, mais il faut nuancer le propos.
Amicalement,
Ursule
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