Bonjour,
Je reviendrai un peu plus tard sur les questions sur mon portefeuille et sur le risque souverain. Dans ce message j’essaie de répondre (enfin !) aux questions de Carabistouilles sur l’or, l’argent et la monnaie fiduciaire (devises fiat), sous une perspective historique de (très) long-terme. On m’autorisera donc ici de longues digressions historiques (pour ceux que ça intéresse, comme moi) ; je développerai les conséquences pratiques pour l’investissement (de mon point de vue) dans le contexte actuel dans un autre message.
Quelques clarifications pour Carabistouilles en introduction :
- Évidemment, par mon travail, j’ai un biais positif sur la monnaie fiduciaire, puisque c’est ma mission d’aider les banques centrales à rendre leur monnaie plus crédible, plus efficace pour servir au mieux les économies nationales.
- Mais c’est à mon avis une illusion d’opposer diamétralement les devises fiat et les métaux précieux, que les banques centrales possèdent en masse. Historiquement, la transition entre des systèmes monétaires métalliques et les devises fiat a été très graduelle et pas toujours irréversible (j’y reviendrai dans ce message).
- "La main qui me nourrit", c’est aussi celle qui nourrit l’ensemble de la population : quand une monnaie s’effondre, c’est toute la population qui trinque. La monnaie n’est qu’un symbole de confiance de la société dans l’ordre politique. Quand elle tangue, c’est l’État qui est en danger, donc la sécurité physique de chacun… qu’il ait ou non stocké des boîtes de conserve dans sa cave et des Napoléons dans son coffre.
- Je ne suis pas un "insider" sur les perspectives pour la bourse, l’or ou l’argent. Je travaille sur des questions très techniques de tuyauterie monétaire. J’ai davantage d’informations sur la bourse en lisant les forums que par mon travail. Dans le cadre de mon emploi, j’ai des restrictions sur le trading à court-terme (moins de 6 mois) sur l’or et les devises, et évidemment la stricte interdiction d’utiliser toute information d’insider dans mes investissements. Mais quand je travaille sur les marchés monétaires en Afrique, je reçois assez peu d’informations utiles pour mes investissements ;-)
- Si je vous réponds avec retard, ce n’est pas parce que votre question me gênerait (j’ai maintes fois parlé de ma perspective sur l’or sur ce forum), mais parce que je voulais (pour les lecteurs que ça intéresse et aussi pour moi) creuser un peu la réflexion par rapport à mes messages habituels sur le sujet jusqu’ici, en y ajoutant une perspective historique - un élément de culture générale utile pour moi dans mon job. Je n’ai pas la science infuse, ça demande un peu de lecture et de réflexion, et je suis à peine au début de ce chantier (je viens tout juste de compléter ma bibliothèque en ligne sur l’histoire financière).
Sous une perspective historique, voici donc quelques réflexions personnelles sur l’or, l’argent et les monnaies fiduciaires :
1) La perception de la monnaie est une construction sociologique et politique : Le statut d’une forme particulière de monnaie dépend toujours de sa perception par la société. Ces perceptions peuvent être radicalement différentes d’une société à l’autre, et elles peuvent radicalement changer au cours du temps : rien n’est inscrit dans le marbre. La "valeur" de l’or ou de l’argent pas plus que celle d’une autre forme de monnaie.
Un exemple : à leur grande surprise des Européens, les tribus indiennes du Canada n’avait guère d’intérêt pour l’or des premiers colons et commerçants européens qui souhaitaient leur acheter des marchandises. Ces derniers ont donc ajusté leur système monétaire en conséquence : l’unité monétaire de référence dans leurs échanges avec les Indiens était la fourrure de castor, qui servait d’unité de compte pour toutes les marchandises.
2) Le troc n’est pas une option : C’est un long débat entre historiens et anthropologues, mais historiquement il semble qu’il n’y ait jamais eu de société humaine entièrement fondée sur le troc - en tout cas on n’en a pas la preuve. Historiquement, le troc était plutôt utilisé comme moyen d’échange entre tribus hostiles qu’entre "amis". Entre amis, on se met rapidement d’accord sur l’usage d’une monnaie pour faciliter les échanges. Donc, d’un point de vue historique, l’explication de l’émergence des monnaies comme permettant d’éviter les aspects pénibles du troc (portabilité, absence de standardisation etc.) ne serait que purement théorique.
La préférence des humains pour la monnaie par rapport au troc continue de se vérifier à chaque "expérience" :
- Dans les camps de prisonniers de la Seconde Guerre Mondiale, la cigarette était ainsi la monnaie de référence - largement préférée au troc pour les échanges. La Convention de Genève permet en effet de faire travailler des prisonniers de guerre, mais contre une "rémunération". Cette rémunération ne pouvant être en "monnaie" classique (cash, or, argent), utilisable pour faciliter les évasions, elle se faisait généralement par d’autres moyens, notamment les cigarettes - dès lors utilisables comme monnaie.
- Dans les prisons américaines, depuis l’interdiction des cigarettes en 2003, les prisonniers utilisent les boîtes de maquereaux distribuées par l’administration pénitentiaire comme unité de référence de leur système monétaire.
3) Les métaux précieux ne sont que la monnaie de commodité de préférence de l’Occident, mais sont loin d’être incontournables : des sociétés ont pu très longtemps opérer des systèmes monétaires sans métaux précieux et sans monnaie fiduciaire : historiquement, les métaux précieux se sont finalement imposés grâce à leur durabilité, portabilité, divisibilité, fongibilité, standardisation et facilité d’identification. Mais d’autres monnaies de commodité ont longtemps fonctionné avec succès, y compris à l’échelle internationale, par exemple :
- Les coquillages, notamment le cauri (porcelaine-monnaie, monetaria moneta), ont très longtemps (et jusqu’à aujourd’hui !) servi de monnaie de commodité dans une zone économique très étendue, s’étendant de l’Afrique, l’Océan Indien, l’Asie, au Pacifique et à l’Amérique. Le cauri a d’abord servi de monnaie de commodité entre les régions côtières de ces régions, avant de s’étendre à l’intérieur des continents (notamment en Afrique, où il a été utilisé comme monnaie jusqu’au début du 20e siècle). Les cauris restent utilisés aujourd’hui comme monnaie dans les Îles Salomon et sur l’île de Nouvelle-Bretagne orientale en Papouasie-Nouvelle-Guinée, où ils sont convertibles dans la monnaie fiduciaire nationale (kiva).
- La manille (anneau ouvert en bronze, cuivre ou laiton) a été utilisée en Afrique de l’Ouest comme monnaie de commodité dans les échanges avec les Européens, notamment pour le commerce des esclaves. Elles étaient portées en collier par les femmes pour afficher la réussite de leurs époux. Dans les pays anglophones d’Afrique de l’Ouest les manilles ont été utilisées jusqu’à la fin des années 1940, quand elles ont été échangées par le colonisateur britannique contre la devise coloniales. Les manilles étaient encore utilisées au début des années 2000 comme monnaie dans des villages reculés du Burkina-Faso, mais elles servent désormais surtout de décorations.
Bien d’autres monnaies de commodité ont été utilisées historiquement - des céréales, du bétail, du sel, et même parfois des hommes (esclaves) - même s’ils ont des désavantages évidents de portabilité / standardisation par rapport aux métaux précieux.
4) La fonction d’unité de compte et de standard de paiement différé est peut-être plus cruciale, dans la formation d’une monnaie, que la fonction de réserve de valeur et de moyen d’échange : là encore, c’est un vaste débat entre historiens / anthropologues. La monnaie est-elle née du besoin de trouver un moyen d’échange pratique et standardisé pour éviter les embêtements du troc ? Ou est-elle née comme standard de paiement différé ?
Certains historiens considèrent que les sociétés primitives ont évolué graduellement de "sociétés du don", où la position sociale des individus était liée à leur générosité envers les autres, à des sociétés où chaque action positive pour la collectivité était assortie non plus seulement du "respect" (une gratification non monétaire), mais d’une dette, d’abord implicite puis explicite, par ceux qui bénéficiaient de cette action positive : une société du "je t*e dois". La monnaie n’aurait été qu’un moyen d’exprimer puis de standardiser ces dettes entre individus, c’est-à-dire un standard de paiement différé.
J’aime beaucoup cette thèse, qui me semble bien plus juste historiquement et plus fidèle à la nature sociable de l’homme que la thèse assez simpliste de la monnaie comme "joli métal qui brille" - qui ne semble pas universellement vérifiée quand on élargit le spectre de l’analyse en dehors de l’Occident.
L’une des formes les plus anciennes et universelles de monnaie - bien plus ancienne et universelle que l’or et l’argent - est le bâton de comptage (tally stick) : un bâton que l’on coupait en 2, l’une des parties allant au créditeur et l’autre au débiteur, qui pouvaient dès lors vérifier la correspondance parfaite à l’avenir. Un système de marques sur chaque bâton indiquait le "montant" de la dette. On trouve des exemplaires de bâtons de comptage vieux de 20 000 à 40 000 ans en Afrique, en Europe et en Asie. Et même en Occident, cette forme non-métallique de monnaie a été très longtemps utilisée : les bâtons de comptage étaient encore utilisés en Angleterre au début du 19e siècle !
5) Les systèmes monétaires entièrement fondés sur la confiance peuvent être plus solides et efficaces que les systèmes monétaires métalliques : une commodité (l’or ou l’argent, par exemple) est en réalité superflue pour faire fonctionner un système monétaire - en particulier dans une société où prévaut la logique de l’honneur. La fondation de ces systèmes monétaires peut dès lors être la confiance, sans avoir besoin d’aucune commodité sous-jacente. Par exemple :
- Dans le monde musulman, le système d’hawala permet des échanges monétaires internationaux sans avoir même besoin d’un effet de commerce ou d’une lettre de change, simplement sur la base d’un système d’honneur et de confiance, via un réseau d’halawadars reconnus par tous. Toute tricherie conduit à l’exclusion définitive du tricheur et à une "perte d’honneur" très coûteuse économiquement et socialement.
- Dans le monde chrétien, au 12e siècle les Chevaliers Templiers émettaient des billets à ordre pour les pèlerins en partance pour la Terre Sainte : les pèlerins déposaient leurs fonds dans une commanderie à leur départ d’Europe, ils recevaient un document indiquant la valeur de leur dépôt, et pouvaient ainsi retirer leurs fonds à leur arrivée en Terre Sainte. Là encore, la confiance était le fondement du système monétaire.
6) Les systèmes monétaires métalliques reposent aussi sur la confiance : J’avoue ne pas comprendre ceux qui opposent les systèmes monétaires reposant uniquement sur la confiance, comme les devises fiat, et ceux reposant sur les métaux précieux. Historiquement, les systèmes monétaires métalliques ne pouvaient pas non plus fonctionner sans confiance ! Je crains que l’or et l’argent ne soient donc qu’une protection très fragile pour ceux qui voient des complots, des effondrements et des Great Resets à chaque coin de rue ;-)
Ainsi, le système bancaire européen s’est largement développé via les orfèvres aux 16e-17e siècles, qui, en recevant des dépôts d’or, émettaient des lettres de change négociables au profit des déposants. Ceux-ci pouvaient utiliser ces lettres de change pour régler des échanges commerciaux. Tout ce système reposait sur la confiance dans le réseau de ces orfèvres ayant pignon sur rue.
La seule loi constante dans les rapports humains, c’est celle de la force. Si vous avez beaucoup d’or, rien au monde ne vous protègera s’il y a plus fort que vous, ou si la société adopte une loi qui protège la propriété privée : la fondation d’un système monétaire, métallique ou non, est donc bien la confiance, et certainement pas le degré de pureté ou de brillance d’un métal.
Le 5 avril 1933, Franklin D. Roosevelt signait l’Executive Order 6102, interdisant la thésaurisation d’or, quelle qu’en soit la forme (pièces, lingots ou certificats convertibles en or). Ce décret, établi sur la base du Trading with the Enemy Act de 1917 (une législation de guerre), s’imposait à tous sur le territoire américain, personnes physiques ou morales, américaines ou étrangères. Le décret laissait moins d’un mois pour remettre tout l’or à la Réserve Fédérale (excepté un faible montant autorisé), et les violations étaient punies d’une amende allant jusqu’à 10k$ (soit environ 200k$ actuellement) et jusqu’à 10 ans de prison. L’État américain achetait l’or à $20,67 l’once (soit $408 actuellement). Par le Gold Reserve Act, le prix de l’or a ensuite été fixé à $35 l’once (soit $691 actuellement, soit une dévaluation de 40%), permettant à l’Etat américain d’enregistrer un profit important, finançant un Exchange Stabilization Fund face à la crise économique. Les contrats entre particuliers qui avaient été établis auparavant en or devaient dès lors être réglés en monnaie papier - alors même que certains de ces contrats visaient précisément à se protéger contre le risque inflationniste.
Autre exemple : en 1966 au Royaume-Uni, le gouvernement Wilson a décrété des restriction sur la détention de pièces en or, afin d’empêcher la thésaurisation face à l’inflation. Les collectionneurs devaient obtenir une licence de la Banque d’Angleterre. Néanmoins ces restrictions furent inefficaces et abandonnées en 1970.
Plus près de chez nous : la campagne de récupération des métaux lancée à la fin de la Révolution française, avec "dons patriotiques", confiscation des biens des émigrés, fonte de la vaisselle royale et de l’argenterie et de l’orfèvrerie des églises et des abbayes, fonte de 30 000 cloches etc.
La protection offerte par l’or ou l’argent aux épargnants est donc très relative dans ce type de scénario - alors même que c’est précisément parce qu’ils ont des angoisses de ce type que certains accumulent de l’or…
7) La monnaie papier a aussi une très longue histoire : c’est assez faux d’opposer l’or et l’argent, monnaies "millénaires", et la monnaie papier, qui serait une création plus récente et assez "artificielle". La monnaie papier a aussi une histoire très longue et tout aussi universelle que l’or et l’argent.
Les billets à ordre émis dans le cadre de relations commerciales sont une forme de monnaie privée, apparue en Chine depuis au moins le 2e siècle avant JC (dynastie Han). Sous la dynastie Tang (618-907), l’"argent volant" (feiqian) était un billet à ordre utilisé comme monnaie par les marchands de thé dans leurs déplacements, avant de les convertir dans le capitales provinciales en "vraie" monnaie.
Au 11e siècle, la monnaie papier cesse d’exister uniquement sous forme de monnaie privée (billets à ordre), l’État chinois décrétant un monopole d’émission de monnaie papier (jiaozi), utilisée en parallèle des pièces métalliques et des lingots d’argent. Une émission excessive de monnaie papier a néanmoins conduit à une forte inflation, rendant les Chinois durablement méfiants face à cette monnaie papier.
Marco Polo a rapporté de ses voyages une description de l’usage de la monnaie papier en Chine, et très progressivement elle s’est aussi développée en Europe (d’abord sous la forme privée de lettres de change). La Suède a émis la première monnaie papier européenne en 1661 (suivie par la Hollande en 1683) : elle n’était pas convertible en or / argent, mais elle avait cours légal. [Il est amusant de constater qu’aujourd’hui la Riksbank est à nouveau précurseur dans le développement des devises digitales de banques centrales (CBDC, Central Bank Digital Currencies), avec l’e-krona et une "disparition du cash" plus rapide que dans les autres pays européens.] Mais là encore, la monnaie papier suédoise s’est vite dépréciée, forçant un retour de l’étalon-argent en 1776.
8) En temps de crise, la monnaie papier est la monnaie de préférence - pas l’or : Historiquement, dans la plupart des pays, l’émergence et la montée en puissance de la monnaie papier s’est faite à l’occasion des crises, autant économiques que politiques (notamment les guerres). Par exemple :
- En France, les guerres ruineuses conduites par Louis XIV ont mis les finances publiques en grande difficulté, forçant l’État en envisager d’autres moyens monétaires que l’or et l’argent. La première monnaie papier en France a ainsi été émise en 1701 et était libellée en livres tournoi. Là encore, les premières expériences ont été douloureuses, avec la faillite de la Banque Royale (héritière de la Banque Générale de John Law et l’un des émetteurs de cette nouvelle monnaie papier) en 1720. La monnaie papier est réapparue avec la Caisse d’Escompte en 1776, sous la forme d’actions au porteur, puis avec les assignats pendant la Révolution française : les émigrés ayant emporté avec eux leur or, la pénurie en or rendait incontournable la monnaie papier. On peut d’ailleurs interpréter les guerres napoléoniennes comme une entreprise (réussie) de la France pour rapatrier l’or ("rapatrier" étant un terme poli, "voler" étant sans doute plus exact).
- Mais la première monnaie papier française est apparue en Amérique, en Nouvelle-France : en 1685, dans un contexte de pénurie locale de monnaie française, il fallait d’urgence payer les soldats pour éviter une mutinerie. Les autorités ont décidé l’émission d’une monnaie papier, sous forme de cartes à jouer (monnaie de carte). Les cartes avaient une dénomination, étaient signées et remises comme paiement aux soldats. Au milieu du 18e siècle, tous les paiements en pièces métalliques étaient suspendus et seule la monnaie papier était utilisée, conduisant à une forte inflation.
- D’ailleurs le premier usage de la monnaie papier en Europe était dans un contexte de crise par excellence : les monnaies de siège (monnaies obsidionales) étaient frappées dès le 15e siècle dans les villes assiégées (d’abord en Espagne pendant la conquête de Grenade en 1482-1492, puis au 16e siècle en Italie, en France, aux Pays-Bas etc.) pour permettre la continuation d’une activité économique, l’or et l’argent étant alors souvent thésaurisés.
- Autre exemple : l’émission de billets particuliers (facilement identifiables) par l’armée américaine pour son usage en Europe et en Afrique du Nord pendant les campagnes militaires de la Seconde Guerre Mondiale : si les territoires libérés avaient été repris par les Allemands, il eût été facile de démonétiser ces billets. De même, lorsque les Japonais ont attaqué Pearl Harbor, les Américains ont émis des billets particuliers (Silver Certificates convertibles en argent) pour mise en circulation à Hawaii, de façon à pouvoir les démonétiser en cas d’invasion japonaise.
- Au-delà de ces situations particulières, l’histoire monétaire américaine reflète d’ailleurs l’émergence progressive de la monnaie papier à l’occasion des crises successives :
a) dans un contexte de "famine monétaire" (pénurie de monnaie britannique), les bills of credit étaient une forme primitive de devise dans les colonies américaines ; ces bills of credit étaient de qualité monétaire médiocre, perdant souvent très vite toute valeur ;
b) lors de la Guerre d’Indépendance, les Américains ont émis des Continentals, qui étaient théoriquement convertibles en argent, mais ne l’ont jamais été et avaient perdu 99% de leur valeur en 1790, malgré la victoire américaine (d’où l’expression "not worth a Continental") ;
c) après ces expériences négatives de monnaies papier très fragiles, la Constitution américaine interdisait aux États l’émission de bills of credit et donnait cours légal à l’or et à l’argent, initialement avec un taux de change flottant (puis avec un taux de change fixe de 15 par le Coinage Act de 1792, par le Secrétaire au Trésor Alexander Hamilton, passant à 16 en 1834) ;
d) mais dès 1812, à l’occasion d’une nouvelle guerre contre les Britanniques, les Américains émettaient des Treasury Notes pour financer l’effort de guerre ;
e) la monnaie papier s’est définitivement affirmée aux USA à l’occasion de la Guerre de Sécession : ne pouvant plus compter sur les recettes d’exportation des États du Sud, l’Union n’avait d’autre choix, pour financer ses immenses dépenses de guerre, que la suspension de la convertibilité de la monnaie en or et en argent et l’introduction d’une nouvelle monnaie papier, les United States Notes (greenbacks, dont $300 millions sont encore en circulation)
f) les Federal Reserve Bank Notes (1915-1934) furent ensuite introduits à l’occasion de la Première Guerre Mondiale. Les dollars actuels, les Federal Reserve Notes, sont émis depuis la création de la Fed en 1913.
- Même observation au Royaume-Uni : la monnaie papier s’est imposée au fil des crises et des guerres. Le Royaume-Uni a ainsi suspendu la convertibilité en or / argent de sa monnaie entre 1797 et 1819, dans le contexte des guerres napoléoniennes. Pendant la Première Guerre Mondiale, l’étalon-or a été de fait suspendu : même si la livre sterling restait convertible en or en théorie, le gouvernement britannique, faisant appel au "patriotisme" des citoyens pour qu’ils ne convertissent pas leurs devises.
Bien sûr, pendant ces périodes troublées, l’or et l’argent gardaient leur rôle de réserves de valeur, mais comme monnaies ils étaient remplacés de façon de plus en plus durable par la monnaie papier.
9) L’or est une excellente réserve de valeur, mais une monnaie médiocre : A mes yeux, le principal atout de l’or comme réserve de valeur - sa rareté naturelle, qui en fait une protection naturelle contre le risque d’inflation - est aussi son principal inconvénient comme monnaie : l’utilisation exclusive de l’or comme monnaie (système monétaire monométalliste) a généralement conduit à des "famines monétaires" à répétition, avec de graves conséquences économiques et politiques.
L’élargissement du système monétaire à l’argent (système monétaire bimétalliste) a permis d’atténuer ce problème de pénurie de monnaie, mais a conduit à d’autres problèmes d’instabilité chronique, en raison des évolutions différentes de la production mondiale d’or et d’argent.
2 problèmes habituels des systèmes monétaires métalliques :
a) L’évolution de la masse monétaire dépend de la production et de l’accumulation d’or, donc la politique monétaire ne peut pas être utilisée (comme c’est le cas actuellement avec le QE, par exemple) pour stabiliser l’économie face à une récession. Cela rend le cycle économique beaucoup plus violent, et destructeur économiquement et socialement (effets d’hystérèse d’un chômage prolongé, par exemple).
Ainsi, lors de la crise de 1929, l’étalon-or a empêché la Fed d’augmenter la masse monétaire pour stimuler l’économie : en effet le Federal Reserve Act (1913) imposait une détention d’or par la Fed d’au moins 40% de la masse monétaire pour émettre des billets (Federal Reserve Notes). Le système bancaire américain faisant alors face à une fuite massive d’or (crise de confiance), la Fed a dû imposer une politique monétaire restrictive et non accommodante comme il l’aurait fallu, aggravant ainsi la récession. Finalement l’étalon-or a été suspendu par Roosevelt en 1933, permettant enfin une politique monétaire anti-cyclique.
En fait, les pays qui ont résisté le mieux à la Grande Dépression de la fin des années 1920 et des années 1930 ont été ceux qui ont abandonné l’étalon-or précocement, notamment le Royaume-Uni, qui avait dû quitter "temporairement" l’étalon-or en 1931 en raison d’attaques spéculatives contre la livre. La meilleure résilience de l’économie britannique grâce à une politique monétaire plus flexible a grandement facilité l’acceptation par la population de l’abandon définitif de l’étalon-or.
b) Les systèmes monétaires fondés sur des métaux précieux par définition en quantité limitée sont fondamentalement déflationnistes, et sans doute peu adaptés à des sociétés démocratiques : La rareté de l’or (et à un moindre degré, de l’argent) exerce une forte contrainte sur la capacité de création monétaire. Cela présente un avantage évident comme réserve de valeur, mais des inconvénients majeurs comme monnaie.
L’étalon-or ne s’est imposé au 19e siècle, sans entraîner une déflation généralisée, que grâce à des progrès techniques constants dans les mines aurifères et par des découvertes régulières de gisements d’or massifs, avec les ruées vers l’or en Californie en 1848, en Australie en 1851, en Afrique du Sud en 1886 (Witwatersrand Gold Rush), et au Canada dans le Klondike en 1896.
Seul l’accroissement massif de la production mondiale d’or a permis à l’étalon-or de s’imposer, mais ce n’était pas sans mal : aux USA pendant la 2e moitié du 19e siècle, les riches et les grands industriels s’accommodaient sans peine d’un étalon-or qui ancrait leur domination sociale, mais les ménages endettés et les fermiers n’avaient de cesse de réclamer l’expansion de la masse monétaire, soit par le bimétallisme (Free Silver réclamé par les Silverites), soit par le maintien de la monnaie papier introduite pendant la Guerre de Sécession (réclamé par le Greenback Party puis par les Populistes).
Ces polémiques monétaires ont ainsi été au coeur du débat politique américain pendant des décennies. L’étalon-or était perçu comme le symbole de la classe capitaliste dominante de la Côte Est, représentée essentiellement par les élites Républicaines. La démonétisation de l’argent par le Fourth Coinage Act de 1873 était largement dénoncée par les classes populaires comme le "Crime de 73". Les polémiques sur le sujet étaient très violentes, illustrées par le fameux discours de la Croix d’Or du candidat démocrate William Jennings Bryan à l’élection présidentielle de 1896 (finalement perdue face au Républicain William McKinley) : "Vous ne crucifierez pas l’humanité sur une croix d’or".
Beaucoup d’économistes considèrent que l’étalon-or (établi de fait aux USA à partir de 1873, puis de jure par McKinley à partir de 1900) est responsable de la "Longue Dépression" entre 1873 et 1896, et des crises financières à répétition (notamment la Panique de 1893). Après la Première Guerre Mondiale, Keynes, conscient du caractère inflationniste de l’étalon-or, s’opposait avec raison à son rétablissement.
En parallèle de ces polémiques monétaires, la démocratie occidentale évoluait très progressivement vers une inclusion de toujours plus de citoyens (les ouvriers et les paysans par l’abandon du suffrage censitaire, les minorités raciales, les femmes…) - c’est-à-dire une démocratie réelle. Il me semble bien illusoire d’imaginer que l’on puisse un jour, dans une société démocratique et un système économique largement alimenté par le crédit, revenir à un système monétaire inégalitaire et déflationniste, fondé sur les métaux précieux. C’est un modèle simplement obsolète politiquement et économiquement, à mon avis.
10) L’argent, bien plus que l’or, a été le moyen d’échange métallique de préférence dans le monde : Pour réfléchir aux cours relatifs de l’or et de l’argent (le ratio entre les 2 est actuellement de 73), il me semble intéressant de réfléchir historiquement à leurs rôles respectifs.
Depuis l’émission des premières pièces en électrum (alliage naturel or/argent) dans l’Antiquité, l’or a été largement perçu comme le métal le plus précieux, donnant lieu à de premières manipulations monétaires via l’émission de pièces en électrum avec une faible teneur en or par les Phéniciens, et des complications inévitables dans les échanges. Ce problème a été réglé par les progrès techniques en matière d’affinage, permettant la frappe des premières pièces en or au 6e siècle avant JC par Crésus, roi de Lydie.
Mais la loi de Gresham ("la mauvaise monnaie chasse la bonne") a conduit à un modèle généralement dominant de thésaurisation de l’or (la meilleure monnaie) et de circulation de l’argent (la moins bonne des 2 monnaies métalliques) dans les échanges économiques.
L’argent a ainsi généralement été la devise métallique de référence dans les échanges internationaux, avec néanmoins des exceptions notables :
a) l’hyperpérion byzantin, héritier du solidus (aussi appelé bezant), était la devise préférée pour les échanges entre Byzance et l’Orient, et a longtemps été la devise de référence sur les 2 rives de la Méditerranée ;
b) face à ses difficultés financières, l’Empire byzantin a commencé à dégrader graduellement la pureté en or de l’hyperpérion ; afin d’avoir une devise crédible pour ses échanges avec l’Orient, Venise a alors émis le ducat (en or) à partir de 1284. Il a longtemps servi de "monnaie européenne", au même titre que le florin florentin (aussi en or) ; il avait par exemple cours légal dans l’Empire de Charles Quint ;
c) alors que l’Angleterre utilisait exclusivement une monnaie en argent jusqu’en 1344, elle a commencé à émettre des pièces en or (le noble d’or en 1344, la guinée en 1663, le souverain en 1821) les siècles suivants, amorçant une lente évolution vers l’étalon-or. C’est Isaac Newton, Master of the Royal Mint, qui a franchi une étape décisive dans cette évolution en introduisant en 1717 un ratio or/argent survalorisant l’or, ce qui conduisit le Royaume-Uni à importer massivement l’or et à exporter l’argent. L’étalon-or est consacré par le Bank Charter Act de 1844, qui relie les billets de la Bank of England avec l’or. Reflétant la puissance britannique, la livre sterling est alors utilisée largement en dehors du Commonwealth : ainsi, la journaliste américaine Nellie Bly, pour son tour du monde en 72 jours en 1889-1890 (pour répliquer l’exploit du Phileas Fogg de Jules Verne), avait pris avec elles des billets de la Banque d’Angleterre ;
d) la puissance commerciale de l’Empire britannique est telle qu’elle exerce une attraction sur les autres pays occidentaux, qui rejoignent les uns après les autres l’étalon-or : les USA en 1873 (de facto) puis en 1900 (de jure), l’Allemagne (introduction du mark en or en 1873, après avoir imposé une indemnité de guerre en or à la France, défaite en 1871), la France en 1878…
Ces exemples du rôle international majeur de monnaies en or influencent peut-être notre perception de ce métal précieux (biais de récence), mais sur longue période l’argent a joué un rôle encore plus grand dans les échanges internationaux, surtout si on élargit le spectre géographique :
a) la tétradrachme athénienne, en argent, a été la première devise internationale de référence, largement utilisée dans le commerce en Méditerranée. La découverte d’un gisement majeur d’argent à Laurium en 483 avant JC a permis l’expansion massive de la flotte militaire d’Athènes, consacrant son influence politique. La tétradrachme s’est ensuite étendue à l’Asia via les conquêtes d’Alexandre le Grand ;
b) le denarius (en argent) était la monnaie romaine de référence pendant plusieurs siècles, entre la Seconde Guerre Punique et le 3e siècle après JC ; il a fait l’objet de dévaluations progressives, d’abord sous la République, puis par les empereurs successifs, avant d’être remplacé par l’antoninianus (initialement en argent, puis en bronze avec de moins en moins d’argent) au 3e siècle après JC ;
c) Judas a trahi Jésus pour 30 pièces d’argent, probablement des tétradrachmes de Tyr, la monnaie requise par les prêtres pour payer le temple car ils étaient purs à 94% (contre seulement 80% pour les pièces romaines en argent de l’époque). Pour info, cela représente environ 200$ au cours actuel, ou le prix d’un esclave à l’époque, ou l’équivalent d’environ 120 jours de travail pour un paysan de l’époque ;
d) en 755, la réforme monétaire conduite en France par Pépin le Bref consacre le denier, une pièce en argent avec un degré de pureté élevé (0,94, augmenté à 0,95-0,96 par Charlemagne) comme la devise de référence. Ce n’est que bien après que l’écu d’or a été introduit par Louis IX (Saint Louis) en 1266, afin d’ancrer la suprématie de la monnaie royale face aux monnaies frappées (avec la permission du Roi) par les féodaux et évêques ;
e) le système monétaire carolingien a été copié dès le 8e siècle en Angleterre, par l’introduction du silver penny par le roi Offa de Mercie, et la monnaie anglaise était exclusivement en argent jusqu’à l’introduction du noble d’or en 1344 ;
f) des découvertes de gisements immenses d’argent au 16 siècle, à Joachimsthal en Bohème et à Potosi en Bolivie, ont consacré le rôle dominant de l’argent dans les échanges internationaux :
- le Saint-Empire romain germanique commence à émettre des Guldengroschen, aussi appelés Joachimsthalers, ou thalers (ce qui donnera les dollars en anglais), qui sera décliné par d’autres puissances économiques européennes, par exemple le leeuwendaalder hollandais (thaler au lion), qui devient l’une des principales devises commerciales dans le monde ;
- la piastre espagnole (la pièce de huit, real de a ocho, appelée Spanish dollar par les Anglo-Saxons) devient la devise internationale dominante dans les échanges commerciaux entre l’Europe, l’Amérique et l’Asie, pour près de 400 ans ;
g) dans un contexte de pénurie de devise britannique (en raison du bullionisme britannique, l’obsession de l’accumulation mercantiliste de métaux précieux), la pièce de huit espagnole devient la monnaie dominante dans les colonies américaines au moment de la Guerre d’Indépendance, et sert de base à l’étalon-argent américain défini en 1792. Le "Spanish dollar" garde même cours légal aux USA jusqu’en 1857 ;
h) en Chine, les lingots d’argents sont utilisés comme moyen d’échange depuis le 3e siècle avant JC, en parallèle de monnaies de cuivre. Même si les lingots d’argent deviennent ensuite surtout une réserve de valeur, les Chinois favorisent l’argent comme moyen d’échange avec les Européens (d’abord Portugais et Espagnols au 16e siècle). L’accumulation d’argent par l’Etat chinois est une priorité : par exemple la réforme fiscale de 1581 impose le paiement en argent de toutes les taxes. Pendant la dynastie Qing (1644-1911), les pièces de huit et dollars étrangers en argent, importés via le commerce international, circulent largement dans l’économie chinoise (le yuan, en argent, copié sur la pièce de huit, n’étant introduit qu’en 1910). L’argent est tellement incontournable dans le commerce avec la Chine que la pièce de huit espagnole fait place, après les indépendances latino-américaines, au peso mexicain (aussi en argent), puis au trade dollar américain (en argent), émis à partir de 1873 par les USA pour faciliter le commerce avec la Chine. La Chine garde son étalon-argent jusqu’en 1935 (alors que la plupart des pays avaient basculé vers l’étalon-or) ; elle doit alors l’abandonner sous la pression des achats massifs d’argent par les USA après leur abandon de l’étalon-or face à la Grande Dépression (Silver Purchase Program de 1933), entraînant une pénurie d’argent en Chine (par exemple via la ré-exportation des trade dollars vers les USA, où ils étaient pourtant peu appréciés en raison des marques d’authentification par les commerçants chinois) ;
i) autre illustration du rôle international de l’argent : le succès du Thaler de Marie-Thérèse, émis par l’Autriche à partir de 1741, dans le commerce international dans le Golfe Persique, en Afrique et en Asie du Sud-Est. Il est ainsi devenu la devise officielle de l’Empire éthiopien à partir de la fin du 18e siècle, jusqu’à l’invasion fasciste en 1935. Pour chasser les Italiens d’Ethiopie, les Britanniques ont émis des montants massifs de Thalers de Marie-Thérèse frappés à Bombay. De même les Américains ont contrefait ces Thalers pour soutenir la résistance anti-japonaise en Indonésie. Le Thaler de Marie-Thérèse était aussi la devise de référence en Arabie Saoudite, Oman, Yémen, etc. au point que certains marchands refusaient toute autre monnaie ;
j) en Inde, la roupie est historiquement une monnaie en argent (rupa signifie argent en Sanskrit), introduite au 16e siècle et longtemps dominante, jusqu’à l’adoption contrainte de l’étalon-or en 1898.
Si l’histoire a une influence sur les perceptions des valeurs, l’argent apparaît comme une monnaie plus universelle que l’or, même si l’or, par sa rareté, apparaît comme la meilleure réserve de valeur des 2.
11) Les systèmes monétaires métalliques n’échappent pas aux manipulations monétaires, bien au contraire : là encore, un coup d’oeil historique illustre à quel point l’opposition entre des systèmes monétaires métalliques "sains", "justes", et des monétaires fiduciaires forcément douteuses, car manipulables et contrôlées par des politiciens sans foi ni loi, est artificielle et fausse.
Les premières manipulations monétaires sont apparues presque dès l’introduction des premières pièces métalliques. Les Romains s’en sont fait une spécialité avec des dévalorisations incessantes de leurs pièces en argent. Les souverains français et anglais du Moyen-Âge de même, particulièrement quand les guerres mettaient en difficulté les finances publiques. En France, il a fallu attendre des réformes monétaires visant à assurer la qualité et la stabilité de la monnaie, d’abord par Louis XIII (mécanisation de la production de pièces, dès lors moins manipulables), puis en 1726 par le Cardinal Fleury, avec la mise en place d’un taux de conversion stricte or/argent de 14,4867. Mais les manipulations monétaires des monnaies métalliques n’ont jamais cessé.
L’Union latine, union monétaire créée en 1865 par la France, l’Italie, la Belgique et la Suisse, rejointes par la Grèce en 1868 (ça ne vous rappelle rien ?), en offre une illustration : initialement, l’Union latine appliquait un système bimétalliste et le même taux de change or/argent que la France (15,5 - à comparer avec 73 actuellement). Mais les Etats de l’Union latine ont commencé à émettre massivement des pièces en argent avec un moindre niveau de pureté, pour se financer. En particulier, le Trésor papal a émis des montants massifs de pièces en argent (équivalent au volume de la Belgique), conduisant à l’exclusion des Etats papaux de l’Union en 1870. La Grèce a été exclue de l’Union latine en 1908, avant d’y être à nouveau admise en 1910 - là aussi le Grexit était trop difficile ;-). Tout ceci a conduit l’Union latine à limiter l’émission monétaire en argent en 1874 puis à y mettre fin en 1878, abandonnant ainsi le bimétallisme au profit de l’étalon-or. Par ces démonétisations rampantes des pièces en argent, l’Union latine a ainsi facilité la domination mondiale de l’étalon-or - un système monétaire fondamentalement déflationniste et instable.
Bref, je ne suis pas sûr que ceux qui se plaignent aujourd’hui du QE de la BCE, supposée "manipulation" de l’euro, se soient réjouis des émissions monétaires en argent et à gogo de l’Union latine… L’Histoire n’est parfois qu’un éternel recommencement, et les métaux précieux ne sont certainement pas une garantie tous risques contre les manipulations monétaires ;-)
12) L’instabilité financière a souvent caractérisé les systèmes monétaires métalliques : ancrer la monnaie à un métal précieux expose l’Etat à des attaques spéculatives lorsque sa situation se dégrade. Evidemment, ce risque a l’avantage d’obliger l’Etat à une politique budgétaire responsable - mais à nouveau cela semble une illusion dans un cycle politique démocratique à haute fréquence, poussant les responsables politiques à un certain court-termisme. Et cette forte contrainte sur la détention suffisante de métaux précieux incite l’Etat à une politique procyclique, fondamentalement néfaste à l’économie.
Les systèmes bimétallistes, généralement dominants jusqu’à l’adoption de l’étalon-or par la plupart des pays occidentaux au 19e siècle, étaient fondamentalement instables, car ils subissaient les fluctuations des cours mondiaux de l’or et de l’argent.
Ainsi, la France avait établi par la loi, en 1803, un système bimétallique avec un taux fixe or/argent de 15,5. A l’époque ce taux était proche du ratio sur le marché mondial, mais pendant la première moitié du 19e siècle l’or s’est apprécié par rapport à l’argent sur le marché mondial, conduisant à une exportation de l’or français et à l’usage de l’argent dans l’économie nationale. La situation a changé avec la ruée vers l’or en Californie à partir de 1848, qui a fait baisser le taux de change argent/or sous 15,5 (jusqu’en 1866). La France a alors exporté son argent et a importé massivement de l’or. En vertu de la loi de Gresham, l’usage de l’or ou de l’argent dans l’économie changeait ainsi rapidement au fil du temps, selon les découvertes mondiales d’or ou d’argent, et selon le taux de change en vigueur dans les pays.
Cette instabilité fondamentale des systèmes bimétalliques a été sans doute encore accrue par l’avènement du système démocratique : ainsi, les débats incessants aux USA entre partisans de l’étalon-or (les riches de la Côte Est), défenseurs du Free Silver (les mineurs de l’Ouest) et adeptes des greenbacks (la monnaie papier, favorable aux ménages endettés), a conduit à une grande instabilité de la politique monétaire au fil des élections, avec pour résultat un "bimétallisme claudiquant" (limping bimetallism) et une instabilité financière. Ainsi, le Sherman Silver Purchase Act de 1890, qui imposait au Trésor américain d’acheter de l’argent chaque année (pour faire remonter le cours de l’argent et satisfaire les revendications des mineurs de l’Ouest) a entraîné une baisse des stocks d’or (dépensé pour ces achats), puis un bank run sur les réserves d’or, contribuant à la Panique de 1893 et à la décision du Président Grover Cleveland de mettre fin au Sherman Silver Purchase Act.
13) Les famines monétaires sont historiquement liées aux métaux précieux, conséquence de leur rareté : forme aggravée de déflation, les "famines monétaires" ont souvent eu de graves conséquences politiques. Un système monétaire métallique rend l’accès à la monnaie beaucoup plus difficile que la monnaie fiduciaire. Quelques exemples :
a) L’utilisation de "Spanish dollars" comme monnaie de référence par les colonies anglaises en Amérique, résultant de la pénurie de monnaie britannique (du fait de l’accumulation mercantile d’or et d’argent par Londres), a pu accentuer le sentiment indépendantiste des Américains.
b) En Nouvelle-Galles du Sud (Australie) à la fin du 18e siècle, le rhum était la monnaie utilisée par les premiers colons, du fait de la pénurie de monnaie. Une solution plus durable a été trouvée avec l’importation de "Spanish dollars" (là encore), au centre desquels on perçait un trou pour former des "holey dollars" et accroître à grand mal la masse monétaire. Mais le rhum a continué à circuler en contrebande, causant la Révolte du Rhum en 1808, les soldats déposant le gouverneur d’alors, le capitaine William Bligh - déjà débarqué par les mutins du Bounty… manifestement son style de leadership ne plaisait pas ;-)
14) Les systèmes monétaires métalliques sont propices aux conflits : Plus grave encore, le bullionisme, la vision de l’accumulation de métal précieux comme principal levier de la puissance économique, a conduit à maints conflits internationaux. Sans parler des massacres commis par les Conquistadors, un bon exemple de tensions internationales monétaires est le conflit entre le Royaume-Uni et la Chine autour du trafic de l’opium.
Les marchands chinois privilégiant l’usage exclusif de l’argent comme moyen de paiement dans les échanges commerciaux, les importations européennes de marchandises se traduisaient par une perte continue d’argent au profit de la Chine, conduisant beaucoup de pays européens à dévaluer sans cesse leurs pièces d’argent (en abaissant sans cesse leur degré de pureté). Dans son optique bullioniste, le Royaume-Uni ne pouvait l’accepter et a trouvé un moyen de faire ressortir de l’argent de Chine : le trafic d’opium. Son objectif était monétaire et "métallique", plus encore que financier. La volonté légitime de la Chine d’empêcher ce trafic a conduit à plusieurs conflits avec le Royaume-Uni, et l’acceptation forcée des conditions britanniques.
Autre exemple du rôle aggravant, pour les relations internationales, de la compétition pour les métaux précieux : l’Allemagne, qui avait dû suspendre l’étalon-or en 1914, n’a pas pu y retourner après 1918 en raison du coût énorme des réparations de guerre (à payer en or). Pour obtenir leur paiement, Poincaré décide l’occupation de la Ruhr (1923-1925) pour aller chercher « un gage productif ». Pendant l’occupation de la Ruhr par la France, la Reichsbank émet des montants énormes de marks non-convertibles pour soutenir les travailleurs en grève contre l’occupation française et pour acheter les devises étrangères pour les réparations de guerre, conduisant à une hyperinflation socialement et économiquement très destructrice (et à terme, à l’accession des Nazis au pouvoir en 1933).
Au moins avec les monnaies fiduciaires, chaque pays est responsable de sa monnaie. Il ne tient qu’à lui de rendre sa monnaie crédible par rapport aux autres, par une politique monétaire conduite par une banque centrale indépendante, une politique budgétaire responsable, une économie compétitive etc. Je n’idéalise toutefois pas le système fiduciaire international actuel, qui peut aussi générer des tensions internationales, par exemple à l’occasion de dévaluations compétitives (cf. la liste des "manipulateurs de monnaie" tenue par le Trésor américain).
15) Le lissage anti-cyclique des fluctuations économiques est une drogue à accoutumance : Je pense que les critiques actuelles des supposées "manipulations" monétaires par les banques centrales (taux négatifs, QE) attestent d’un gros manque de recul historique : on s’est tellement habitué à bénéficier de politiques monétaires et budgétaires anti-cycliques, c’est-à-dire qui aident l’économie face à des crises (la situation actuelle en est un bon exemple), que l’on oublie ce qu’est le cycle économique sans ce lissage anti-cyclique. Le cycle est alors beaucoup, beaucoup plus violent et destructeur. Il suffit d’imaginer ce que serait la situation économique de la France sans les mesures de l’Etat et de la BCE dans le contexte pandémique actuel.
Notre cadre économique actuel, particulièrement en France avec un Etat très (et peut-être trop) social, est riche de stabilisateurs automatiques, qui amortissent les chocs économiques : le système d’assurance chômage, les aides sociales, les prêts garantis par l’Etat… La politique monétaire de la BCE est l’un des stabilisateurs les plus efficaces. Il n’existe que parce que l’euro est une devise fiat : quand on le "manipule", c’est comme quand le chirurgien "manipule" le patient : c’est pour une bonne raison, et ne pas le faire aurait des conséquences - notamment pour les plus fragiles.
Je crois très illusoire de penser que l’on pourrait revenir un jour à des monnaies déflationnistes - qu’il s’agisse de l’or, de l’argent ou du Bitcoin - car l’Histoire offre, sur le temps long, une illustration claire des failles économiques de ces devises déflationnistes, et par ailleurs elles ne correspondent simplement pas à la volonté des peuples. Or, nous vivons heureusement en démocratie.
16) La stabilité des prix est un luxe qu’on aurait du mal à abandonner : là encore, croire qu’un système monétaire métallique offrirait de meilleures garanties pour une monnaie stable qu’une banque centrale indépendante, avec un mandat de stabilité de la monnaie définie par la loi (le Traité européen, s’agissant de la BCE), est une illusion.
L’Histoire, sur le temps long, montre une alternance incessante et instable (parfois simultanée) de différents systèmes monétaires, monométalliques, bimétalliques, fiduciaires ou autres, avec des transitions économiquement et politiquement très compliquées entre ces systèmes. Les conflits politiques aux USA à l’issue de la Guerre de Sécession (introduction des greenbacks, première forme généralisée de monnaie fiduciaire américaine) en offrent une bonne illustration.
Dans ce contexte monétaire instable, les prix étaient très instables - bien plus que maintenant !
Par exemple en France au 20e siècle :
- En 1920, le franc avait perdu près de 70% de sa valeur vis-à-vis du dollar par rapport à la parité d’avant-guerre.
- Doublement des prix entre 1925 et 1926, dans un contexte d’incertitude sur les réparations allemandes. Le franc est sauvé par Poincaré en 1926 par une opération de nantissement de l’or de la Banque de France pour emprunter des dollars et racheter du franc.
- Attaques spéculatives incessantes contre le franc en 1931 et 1934.
- Dévaluations de 35% et 25% du franc en 1936 et 1938, par le gouvernement du Front populaire.
- En 1939, le franc Poincaré avait perdu 75% de sa valeur depuis 1928.
- En 1940, l’occupant nazi impose un taux de convertibilité de 20 contre 1 entre le franc et le reichsmark (11 contre 1 en 1939).
- Les prix sont multipliés par 2,8 entre septembre 1939 et août 1944.
- Dévaluation du franc de 44,4% en janvier 1948.
- Inflation de 63% en 1946 et 60% en 1947.
- Dévaluation du franc de 22,3% en septembre 1949.
- Surchauffe inflationniste en 1950-1952.
- Dévaluation du franc de 20% en août 1957.
- Dévaluation du franc de 17,5% en 1958, avant la création du nouveau franc par Antoine Pinay.
- Dévaluation du franc de 11,1% en août 1969.
- Sortie du franc du serpent monétaire européen (qui limitait à +/- 2,25% les fluctuations entre les monnaies de la CEE) en mars 1976.
- Dévaluations du franc de 3% en octobre 1981, 5,75% en juin 1982, 2,25% en mars 1983, avant le "tournant de la rigueur" de Mauroy/Bérégovoy.
- Dévaluation de 3% en avril 1986.
- Attaques spéculatives contre le Système monétaire européen (SME) en 1992-1993, forçant la sortie de la lire, la livre sterling, la peseta et l’escudo. Le franc résiste, mais il faut élargir la bande de fluctuation au sein du SME à +/- 15% en août 1993.
Quand je vois certains se plaindre de l’euro, je rêve d’avoir une machine à remonter le temps pour leur montrer ce que veut dire l’instabilité monétaire… L’euro est une monnaie remarquablement stable, et une monnaie stable est la meilleure chose qu’une banque centrale puisse donner à l’économie nationale.
17) Le retour à des systèmes monétaires métalliques est une illusion dans une économie mondiale digitalisée : L’or demeure une réserve de valeur intéressante qui a sa place, à petite dose, dans un patrimoine diversifié (j’y reviendrai dans un prochain message), mais il n’a pas sa place comme monnaie dans une économie mondiale désormais largement digitalisée. A mon sens, les CBDC (Central Bank Digital Currencies, devises numériques de banques centrales) représentent une voie d’avenir très prometteuse, adaptée à ce nouveau monde. La combinaison entre l’institution - une banque centrale indépendante, focalisée sur la stabilité des prix - et la technique - les devises numériques - me semble aujourd’hui la meilleure configuration possible, mais bien sûr j’ai les biais de mon époque et la suite de l’Histoire monétaire me surprendra sans doute.
A noter qu’il y a eu maintes tentatives de digitaliser l’or, via les digital gold currencies (DGC), mais la plupart ont pitoyablement échoué (Pecunix, Liberty Reserve, OS-Gold, Standard Reserve, INTGold, e-gold, 1mdc, E-Bullion…) sur fond de faible protection des épargnants, manque de transparence sur la détention sous-jacente d’or physique, voire blanchiment d’argent.
18) Le choix d’un système monétaire est un choix politique, avec des gagnants et des perdants : Au-delà des aspects strictement économiques, le choix d’un système monétaire doit, en démocratie, satisfaire le plus grande nombre possible de citoyens, et leur permettre de planifier sereinement leur vie économique, leur travail, leur consommation, leurs investissements, leur épargne. L’étalon-or n’était favorable qu’aux plus riches, et donc très instable politiquement, a fortiori en démocratie. Son remplacement par un système fondé sur la confiance est un grand progrès politique, et le rééquilibrage sain d’un système capitaliste forcément propice à l’accumulation (et ce jugement ne vient pas d’un marxiste invétéré).
Il y aura toujours des insatisfaits et des inquiets, et évidemment toujours des interrogations face à ce qui peut être perçu comme des "manipulations" monétaires. Cela impose aux banques centrales un devoir de pédagogie et de transparence. Je pense que beaucoup de progrès ont été faits en la matière ces 10-20 dernières années, et à mon modeste niveau je prêche la bonne parole partout où je passe.
Aujourd’hui, malgré toutes ces inquiétudes et ces questions, le système monétaire fiduciaire n’est pas sérieusement contesté, et les citoyens de la zone euro sont globalement contents d’être payés en euros, de consommer en euros, d’investir en euros, d’épargner en euros… même s’ils se plaignent parfois en oubliant les failles tellement plus évidentes des anciennes monnaies nationales (en tout cas en France ; je reconnais qu’en Allemagne la nostalgie du mark est un peu plus légitime, mais pas vraiment justifiée tout de même).
19) Le ciblage de l’inflation par une banque centrale indépendante est le fruit d’un long compromis historique… et de l’échec (relatif) des autres modèles monétaires : Le modèle dominant actuel d’une banque centrale indépendante ciblant l’inflation sur la base d’un mandat légal est le fruit d’une très longue évolution, et des enseignements tirés de toutes les erreurs, parfois dramatiques, du passé. Ce modèle n’est peut-être pas parfait, mais c’est de loin le meilleur disponible sur la base des connaissances économiques actuelles. Il est en évolution et en amélioration permanentes, les CBDC en étant un exemple. ça me fait un peu rire quand je vois les adeptes du Bitcoin ou autre crypto anarchique penser improviser une monnaie plus crédible depuis leur PC ;-)
L’indépendance de la banque centrale et une cible d’inflation explicite sont deux éléments essentiels de ce modèle, qui garantissent son efficacité sur le long-terme… et le rapprochent d’ailleurs peut-être des modèles métallistes du passé : selon Alan Greenspan, en se focalisant sur une cible d’inflation, les banques centrales se comportent peu ou prou comme si l’on était dans un régime d’étalon-or (je ne suis pas d’accord avec lui, mais Greenspan était connu comme étant beaucoup plus favorable à l’or que la plupart des banquiers centraux orthodoxes).
Au final, nous avons la chance de vivre dans une époque de grande stabilité monétaire - assez exceptionnelle historiquement. Mais les banques centrales ont la tâche difficile d’empêcher une déflation dans un monde fondamentalement déflationniste (vieillissement démographique, mondialisation, digitalisation), et les risques politiques sont toujours présents. Comme pour tout le reste, je ne crois pas dans la thèse d’une "fin de l’Histoire" monétaire.
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Voilà, c’est un gros pavé, mais ça m’aura permis de synthétiser mes lectures et mes réflexions sur le sujet ; ce forum me sert aussi de bloc-notes, j’espère que ça intéressera les plus geeks en histoire financière ici. Pour les autres, un message bien plus simple sur ma perspective d’investisseur amateur sur l’or et l’argent suivra bientôt.
Dernière modification par Scipion8 (07/03/2021 04h09)