1 17 #901 08/05/2021 11h09
- Scipion8
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@Carabistouilles : Je vous réponds en détail sur l’inflation car les mêmes interrogations/angoisses reviennent souvent.
1) La première question à se poser est : Pourquoi la stabilité des prix est importante ? Tout le reste découle de ça.
La stabilité des prix est cruciale parce qu’une monnaie instable perturberait de façon significative les choix de consommation et d’investissement des agents économiques :
- stockage de denrées dont on anticiperait des hausses de prix importantes
- surconsommation à court-terme (puisqu’on anticiperait que la monnaie perd continuellement son pouvoir d’achat)
- surpondération des couvertures (réelles ou supposées) contre l’inflation (l’or, par exemple) dans les portefeuilles d’investissement, au détriment des investissements productifs dans l’économie
- renchérissement des conditions financières des prêts aux entreprises et aux ménages, pour intégrer une prime de risque reflétant le risque inflationniste auquel s’expose le prêteur ; ce renchérissement conduirait (toutes choses égales par ailleurs) à l’exclusion de projets pourtant productifs pour l’économie
Tout cela conduirait à une situation économiquement très sous-optimale de (a) sous-investissement dans l’économie réelle, (b) un surinvestissement dans des actifs improductifs, (c) surconsommation de biens parfois superflus - au détriment du long-terme.
Ce n’est pas une situation théorique : c’est ce que doivent affronter chaque jour beaucoup de pays pauvres dans le monde. (C’est pour ça qu’on paie des experts comme moi pour essayer peu à peu de rendre leurs monnaies plus solides, plus crédibles.) Il y aurait énormément de projets productifs en Afrique (par exemple) mais ils ne sont pas financés pour cause de prime de risque trop importante - notamment pour des raisons d’inflation.
2) Ce sont les anticipations d’inflation qui influent sur les choix des agents économiques - pas l’inflation courante. Quand vous conduisez votre voiture, vous regardez la route devant vous, les virages à venir, les obstacles éventuels etc. ; vous ne placez pas un miroir sous votre voiture pour examiner la route sous votre voiture. C’est pareil pour les agents économiques : ce qui détermine leurs choix de consommation et d’investissement, ce sont leurs anticipations d’inflation, pas l’inflation courante !
Donc la banque centrale (dont l’objectif est d’assurer une stabilité monétaire propice à un bon fonctionnement de l’économie) est focalisée sur les anticipations d’inflation, bien plus que sur l’inflation courante (naturellement volatile).
Imaginez une banque centrale qui suive à la trace les prix du pétrole, du blé ou du palladium : sa politique monétaire serait absolument instable, illisible, difficilement prévisible (autant que ces marchés de matières premières) et contribuerait à créer une prime de risque dans l’économie, avec les mêmes effets délétères que l’inflation !
Les banques centrales se focalisent donc sur les anticipations d’inflation à moyen-terme. Elles croisent plusieurs mesures pour cela : le pricing de l’inflation par les produits financiers indexés sur l’inflation future (OATi/TIPS, swaps d’inflation), des enquêtes auprès des agents économiques, des prévisions économiques. Par exemple la Fed regarde particulièrement l’inflation à 5 ans dans 5 ans, c’est-à-dire l’inflation pricée sur la période 2026-2031 (actuellement) par les TIPS et swaps d’inflation.
3) L’objectif essentiel de la banque centrale, c’est "l’ancrage" des anticipations d’inflation de moyen/long-terme à un niveau proche de sa cible. Dans la zone euro, cette cible est définie par la BCE comme une inflation annuelle harmonisée (HICP) inférieure à, mais proche de, 2%.
Tant que les anticipations d’inflation à moyen-terme restent ancrées à un niveau suffisamment proche de cette cible, la BCE va considérer que la stabilité des prix n’est pas en risque. La politique monétaire de la BCE vise à essayer d’équilibrer, avec un horizon de moyen-terme, les risques inflationnistes et les risques déflationnistes - un peu comme le capitaine d’un gros navire essaie de définir le cap optimal pour rester à égale distance de Charybde et Scylla (sauf qu’en l’occurrence pour la banque centrale, il ne s’agit pas d’un détroit, mais d’un couloir sans fin entre ces 2 risques).
4) L’inflation courante n’est pertinente que dans la mesure où elle influe sur les anticipations d’inflation. C’est généralement le cas, mais cette transmission de l’inflation courante aux anticipations d’inflation se fait très progressivement : par exemple les anticipations d’inflation à moyen-terme dans la zone euro semblent suivre la moyenne de l’inflation passée sur les 25 dernières années (cf. mon post précédent sur cette file) : donc un choc inflationniste temporaire (comme la petite poussée actuelle) a un impact généralement très atténué sur les anticipations d’inflation à moyen-terme.
5) Les hausses de prix sur les matières premières ont généralement une transmission très limitée aux anticipations d’inflation à moyen-terme.
Les cours de beaucoup de matières premières sont très volatils : ils peuvent s’effondrer en cas de récession, et s’envoler (comme actuellement) au moindre rebond de l’économie.
Cette volatilité reflète l’équilibre délicat entre offre et demande sur chaque matière première, et surtout la rigidité de l’offre face aux évolutions de la demande : ça prend du temps et de l’argent de trouver et d’exploiter un gisement de palladium ou de pétrole, ça ne se fait pas en 2 minutes.
Un autre facteur de volatilité des cours de matières premières, c’est leur substituabilité limitée : on peut parfois substituer le pétrole (par exemple) par une autre source d’énergie, mais là encore, ça prend du temps et de l’argent de faire les ajustements.
Pendant cette période transitoire où l’offre s’adapte à la demande et/où la demande s’adapte à l’offre, l’ajustement se fait par une fluctuation souvent prononcée du cours de la matière première. Mais il s’agit bien d’une phase transitoire, et tous les agents économiques, et donc naturellement la banque centrale aussi, le savent bien. Une fois cette phase transitoire d’ajustement terminée, les cours des différentes matières premières convergent vers leur nouvel équilibre, avant le prochain choc d’offre ou de demande.
C’est la raison pour laquelle les fluctuations des cours des matières premières ont généralement très, très peu d’impact sur les anticipations d’inflation, et donc sur la conduite de la politique monétaire.
Beaucoup de banques centrales se focalisent d’ailleurs sur des mesures d’inflation excluant les cours de l’alimentation et de l’énergie (comme le "Core CPI" très important pour la Fed), afin d’éliminer le "bruit" lié à la volatilité des cours des matières premières. Si vous vous focalisez uniquement sur le bruit, forcément vous n’allez jamais être d’accord avec les choix de la Fed ou de la BCE…
La BCE a des économistes qui suivent les évolutions des matières premières, mais le cœur de leur travail est d’évaluer la transmission (passthrough) de ces évolutions à l’économie réelle (par exemple, dans quelle mesure une hausse des cours du pétrole se transmet-elle aux salaires ?). C’est cette transmission, bien plus que les fluctuations des cours, qui va éventuellement avoir un impact sur la politique monétaire de la BCE.
6) D’ailleurs, les anticipations d’inflation à moyen terme dans la zone euro sont très stables - et pour certaines mesures nettement en-dessous de la cible de la BCE.
En témoigne par exemple l’enquête trimestrielle de la BCE auprès des prévisionnistes (ECB Survey of Professional Forecasters) (on pourrait regarder les anticipations d’inflation pricées par le marché - qui confirment aussi cette stabilité) :
Vous voyez que :
- la tendance de long-terme est à la baisse des anticipations d’inflation de long-terme dans la zone euro…
- … avec un risque déflationniste bien réel : un désancrage à la baisse des anticipations d’inflation de long-terme, bien en-deçà de la cible de la BCE
Cela justifie une politique monétaire très accommodante de la BCE, donc un taux directeur très bas (0% actuellement) et une poursuite du QE. C’est ça la réalité économique de la zone euro, pas ce que vous lisez dans les gazettes.
Là encore, la déflation n’est pas une situation théorique : un scénario à la japonaise est un risque bien réel pour la zone euro (certains le pensent même inévitable - comme vous le voyez sur l’enquête qui montrent que 40% des prévisionnistes anticipent un désancrage important à la baisse de l’inflation : < 1,5%).
7) Les "bulles" sont un effet secondaire des taux bas et du QE ; leur importance est de tout, tout second ordre par rapport à l’objectif de stabilité de prix. Une bulle est un jeu à sommes nulles qui accélère simplement le transfert de richesse des investisseurs imprudents/impatients vers les investisseurs plus prudents - c’est dommage pour ceux qui s’appauvrissent dans ce processus, mais quelque part c’est mérité (c’est la sélection naturelle, appliquée au domaine financier). C’est la responsabilité de chaque investisseur de maîtriser correctement son risque, et d’analyser la réalité et la qualité des actifs. Nous vivons dans une société libérale où le principe de responsabilité doit s’imposer. Je pense qu’il y a suffisamment d’avertissements sur les bulles en cours (cryptos, SPACs) ; les adultes raisonnables doivent a priori les comprendre, les autres apprendront avec le temps.
Compte tenu de la détention limitée d’actifs spéculatifs dans la zone euro - on parle de moins de 10% de la population qui joue sur les actions et les cryptos - ces bubulles opèrent un transfert monétaire entre bourgeois (les bourgeois les plus malins s’enrichissent au détriment des plus naïfs). Ce jeu redistributif entre bourgeois qui y participent volontairement et en toute responsabilité n’est pas un enjeu de politique publique.
L’enjeu de la politique monétaire est beaucoup plus important : c’est la stabilité de la monnaie. C’est un objectif important pour 100% des agents économiques - ménages et entreprises. C’est à la seule aune de la stabilité monétaire que l’on doit juger une banque centrale : pour l’instant la BCE fait correctement le job, mais il y a un risque déflationniste bien réel - qui justifie a priori de faire davantage (et pas moins !).
8) L’impact éventuellement inégalitaire du QE, via le gonflement des prix des actifs (dont la détention dans la population est très inégale), est en revanche un enjeu de politique publique. C’est à l’État de s’en occuper, notamment par la fiscalité: par exemple une fiscalité plus lourde sur les revenus du patrimoine, à l’image de ce qu’envisage Biden et à l’inverse de ce qu’a fait Macron, serait logique en période de QE. La banque centrale n’a ni le mandat, ni la légitimité démocratique, ni les outils pour faire de la redistribution. C’est le rôle de l’État.
9) Le risque inflationniste est bien plus réel dans les pays "jeunes", pauvres ou émergents, que dans notre vieille Europe. On voit effectivement des pressions inflationnistes dans certains pays émergents - sans commune mesure avec la zone euro. Les banques centrales prennent donc les mesures appropriées (hausses des taux directeurs, levée des mesures de soutien prises pendant la pandémie etc.).
Je conseille actuellement plusieurs banques centrales dans ces pays pour leur stratégie d’"exit" des mesures de politique monétaire non-conventionnelle prises pendant la pandémie, précisément parce que l’inflation remonte (avec un impact sur les anticipations d’inflation) et ces banques centrales doivent ajuster leur cap. C’est assez compliqué techniquement, car la pandémie n’est pas terminée (plus encore dans ces pays malheureusement victimes d’un accès limité aux vaccins), et elle fait peser une menace sur la reprise économique. Mais en fin de compte c’est l’objectif de stabilité des prix qui doit déterminer les décisions de politique monétaire.
10) Les particuliers - et notamment ceux qui ont les moyens d’investir - ont une compréhension économique asymétrique, beaucoup plus sensible au risque d’inflation qu’à celui de déflation ; la banque centrale doit en revanche avoir une attitude symétrique.
Après avoir un peu trop forcé sur les vidéos Youtube anxiogènes, l’épargnant inquiet regarde fiévreusement ses euros dans son portefeuille en se demandant ce qu’ils vaudront demain, dans ce nouveau monde où la "planche à billets" fonctionne à plein régime.
Il est aveugle aux grandes forces structurelles qui, depuis des décennies voire des siècles, poussent irrésistiblement le taux d’intérêt naturel de l’économie (celui qui équilibre offre d’épargne et demande d’investissement de façon non inflationniste et avec le plein emploi) de plus en plus bas, et désormais à des niveaux négatifs dans la zone euro. Ces forces structurelles déflationnistes sont la démocratie moderne, le capitalisme, le vieillissement démographique, la technologie, la mondialisation. Ce ne sont pas de petits détails, et ces facteurs expliquent pourquoi le principal danger reste aujourd’hui la déflation alors même que les "experts" de Youtube hurlent à un danger inflationniste imminent depuis 20 ans…
Une déflation est très destructrice, presque autant qu’une hyper-inflation, mais ses effets se font ressentir graduellement : un salaire qui n’évolue plus du tout au fil de la carrière (j’ai discuté avec des banquiers japonais, c’est déprimant), une multiplication des entreprises zombies, une perte de sens du travail, un déclassement international, une accentuation des inégalités, et une "génération perdue", comme au Japon… La déflation à laquelle certains bourgeois ne trouvent, bien égoïstement, que des avantages, n’est une proposition désirable pour aucun pays.
Si le particulier a souvent des angoisses asymétriques, la banque centrale doit avoir une réponse symétrique aux risques monétaires. En particulier, si la banque centrale est incapable de suivre la baisse structurelle du taux d’intérêt naturel de l’économie (désormais cela veut dire des QE à répétition, voire permanents), c’est la déflation assurée.
C’est un exercice compliqué pour la banque centrale : une mesure comme le QE a des effets secondaires sur la discipline budgétaire, la prise de risques sur les marchés financiers, etc. Certains peuvent être traités (par la banque centrale ou par l’État), d’autres non. L’exemple du Japon montre à quel point il est dangereux pour une banque centrale de laisser une déflation s’installer (les anticipations déflationnistes sont auto-réalisatrices et s’enracinent toujours plus au fil du temps), si elle répond de façon trop timide.
11) En revanche, les banques centrales sont très, très bien outillées pour tuer dans l’œuf tout risque d’hyper-inflation. La lutte contre l’inflation est le bread & butter de tout banquier central, et depuis les années 1980 avec Paul Volcker à la Fed, on a le manuel. On a des dizaines et des dizaines d’exemples réussis de "ré-ancrage" de l’inflation, on sait faire. Évidemment, on applique régulièrement ces recettes au niveau mondial : si la volonté politique est là, on trouve toujours des solutions face à une inflation excessive.
Le grand public ignore les jeux internes à la BCE, mais pour en faire une sociologie très simplifiée et un peu caricaturale, il y a à la BCE :
- d’un côté, des "opérationnels" (comme moi) qui ont un intérêt de "geek" pour la politique monétaire non-conventionnelle (notamment le QE), et ont (peut-être) tendance à souligner le danger déflationniste (perso j’ai fait un long stage sur le QE à la BoJ, ça m’a évidemment bcp marqué) ;
- de l’autre, des macroéconomistes plus orthodoxes (et qui vous expliqueraient bien mieux que moi les tenants et aboutissants de l’inflation), et qui attendent l’hydre de l’inflation comme les soldats du fort attendent un ennemi qui n’arrive jamais dans Le Désert des Tartares.
Les biais nationaux peuvent jouer : les Franco-italiens s’inquiètent de la déflation, les Allemands bien davantage de l’inflation. Ces 10 dernières années, les "stars" à la BCE (jusqu’alors dominée en interne par des économistes largement allemands) ont été les opérationnels - en raison du QE et de toutes les autres mesures non-standard face aux crises successives.
Mais si un jour le monstre de l’inflation lève à nouveau sa tête hideuse en Europe, alors n’ayez nulle crainte : une valeureuse légion de chevaliers teutoniques n’attend que ça pour enfin dégainer leurs glaives (je le dis avec ironie, mais en tout cas ils sont très compétents, j’ai beaucoup appris au contact de mes collègues allemands).
Bon, moi, personnellement, quand je pense au risque inflationniste dans la zone euro, c’est surtout Le Désert des Tartares et Zangra qui me viennent à l’esprit (même si dans les 2 cas, l’ennemi finit par arriver après une très, très longue attente).
Dernière modification par Scipion8 (08/05/2021 11h51)
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